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Voyageur qui se traîne, ivre de lassitude,
Cherchant en vain des yeux une borne où s’asseoir,
Je me trouvais alors dans une solitude
Aux approches du soir.

Tout à coup, comme à l’heure où le vent y circule,
L’herbe haute a frémi sur le bord du fossé,
Et, près de moi, sortant soudain du crépuscule,
Les deux sœurs ont passé.

Poursuivant sans répit leur marche vagabonde,
Des régions de l’ombre aux rives du matin
Elles portaient ainsi leurs œuvres par le monde,
Servantes du destin.

D’un sourire cruel m’ayant cloué sur place
Je les voyais déjà décroître à l’horizon
Que j’éprouvais encor, plein de flamme et de glace,
Un horrible frisson.

La dernière alouette a crié dans les chaumes,
Et j’ai repris, d’un œil craintif tâtant la nuit,
Le chemin où, parmi les pas des deux fantômes,
L’Inconnu me conduit.


VI


Si, contraint par l’amour à souffrir en secret,
Pour pleurer librement je gagne la forêt
Quand décembre en remplit les ornières de glace,
J’y rencontre parfois quelque pauvresse lasse,
Chancelant sous un faix inique de fagots.
Près de voir se croiser nos destins inégaux,
Elle lève sur moi du fond de sa misère
D’humbles yeux qu’une horrible écarlate lisère,
Et s’éloigne. Mes pas me portent plus avant
Sous les arbres sans feuille entre-choqués du vent.
Le bien-aimé fantôme à ma droite chemine ;
Mais de l’autre côté le spectre de famine,