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Ce sont la Volupté, la Tristesse et l’Orgueil.
Dès l’aube sous mon toit je leur ai fait accueil.
La Volupté d’abord est aussitôt venue
Au creux de mes genoux s’étendre toute nue.
J’ai senti la chaleur de son souffle à mes yeux,
Elle a jeté sur moi ses bras insidieux,
Et, se laissant aller mollement en arrière,
Ses regards, à demi perdus sous la paupière,
Troubles et languissans me désignaient le lit.
Or, tandis qu’au moment où la chair s’assouvit,
Ma compagne à dessein m’aveuglait de sa bouche,
La Tristesse entre nous se glissa dans ma couche.
Nos vains embrassemens ont duré tout le jour.
Le soir vient ; me voici réveillé de l’amour.
Mes hôtes, me sachant désormais sans défense,
Me tiennent asservis sous leur dure arrogance.
Ils ont mis dans mon vin les cendres du foyer,
Boue amère où mon âme a peur de se noyer.
Leur groupe inquiétant dans ma chambre circule ;
On les distingue mal déjà du crépuscule.
Ils chuchotent. Parfois l’un d’eux parle plus fort,
Et je comprends qu’ils sont à concerter ma mort.
Mais, dis, toi qui voulais visiter ma demeure :
Pourquoi ne pas avoir choisi la première heure ?
Il est trop tard ; l’Orgueil m’empêche de t’ouvrir.
Va donc, quitte ce cœur qui s’obstine à souffrir ;
Hâte-toi, car, là-bas, quelqu’un de moins indigne
Du seuil de sa maison t’appelle et te fait signe.


III


La douleur est un vin d’une âcreté sauvage ;
L’âme trop tendre encor qu’elle a rongée au vif
En devient insensible à tout autre breuvage
Qui n’a pas son goût corrosif.

Poison dont ma jeunesse avant l’heure fut ivre,
Ta morsure aujourd’hui peut seule m’émouvoir :
Ce n’est plus qu’en saignant que mon cœur se sent vivre
Ma force est dans mon désespoir.