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J’ai passé avec Mme de Montijo presque tous les jours de beau temps depuis trois semaines. J’ai trouvé D. Cipriano plus gai qu’à Madrid ; — mais elle voit l’avenir en noir, et je crains bien qu’elle n’ait le triste don de seconde vue. Avant-hier, comme je prenais congé d’elle, elle m’a dit les larmes aux yeux : « J’ai déjà sauvé la vie une fois à mon mari, mais on ne trompe pas deux fois la haine d’un Espagnol. » Il y a malheureusement bien de la probabilité dans ses prophéties, que les exaltés ramèneront forcément les carlistes, et que les carlistes revenus pendront impartialement les exaltés et les modérés.

Ch… de… coule le fleuve de la vie (comme on disait vers 1800) très doucement. Il fait semblant de travailler au Conseil d’État, mange régulièrement des petits pâtés chez Michel, et, le soir, papillonne autour de deux ou trois dames ; il me demande ensuite de laquelle il faut qu’il soit amoureux. Je lui conseille la marquise de Z… ou Mme X…, deux superbes géantes, nièces de Mme V… ; à quoi il répond, qu’il ne peut faire de déclaration, à moins que je n’aie approuvé la rédaction d’avance.

A propos de marquise, vous avez à Toulouse la marquise de N… Elle était fort jolie à Grenade vers 1830, et un soir je me suis trouvé tout seul avec elle dans la loge du duc de M…, ce qui m’a donné des idées exécrables que je n’ai pas osé pourtant manifester. Veuillez me mettre à ses pieds, si vous la voyez, comme je le présume. Vous risquez, ce faisant, qu’elle ait oublié sur qui elle a produit, il y a cinq ans, une si vive impression.

J’ai fait porter chez Levasseur trois exemplaires de mon livre. Veuillez en accepter un et donner les deux autres à M. de Castellane et à M. Dumège. Vous seriez bien aimable de me donner des nouvelles du procès de Tetricus ; vos lettres me trouveraient sûrement dans ma tournée, si vous aviez la bonté de me les adresser sous le couvert du ministère de l’Intérieur, cabinet particulier.

Mille complimens et amitiés.

PROSPER MERIMEE.


Tulle, 18 juin 1837.

Mon cher collègue, si je ne casse pas en route, accident à prévoir, vu la nature des chemins que l’on me promet, je serai après-demain à Aurillac et trois ou quatre jours après à Rodez. Vous pouvez être à peu près sûr de m’y trouver le 24. Nous irons de là, s’il vous plaît, voir l’église de Conques. Je puis même vous offrir une excursion jusqu’au Puy, dans l’hypothèse où vous auriez un rare dévouaient. Tout ce que je viens de voir en Limousin et en Berry est médiocre et ne vaut pas votre Toulouse et surtout la rive gauche de la Garonne. Vous voyez que je ne vous prends pas en traître. J’attends peu d’admiration de