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huit heures auparavant. Devant l’antique Hôtel de Ville, il y eut une courte halte, des cris de triomphe ; puis la marche reprit, si lente qu’un dragon, en face de la maison Préfontaine, put apercevoir, dans le fond de la voiture, la Reine lui rendant son salut d’un air d’accablement et de souffrance tel, qu’il déclara « n’avoir de sa vie rien éprouvé de semblable à ce qu’il ressentit en ce moment. » Il vit aussi le Roi « faisant un mouvement qui marquait la douleur la plus profonde. » Un autre témoin rapporta à Bouillé « les plus effrayans détails sur la situation où il avait vu le Roi, la Reine et leur suite, à l’exception de Madame Elisabeth dont la fermeté et la présence d’esprit se soutenaient d’une manière digne d’admiration. » On a noté aussi, contrastant avec la prostration des vaincus, l’entrain, les cris de joie, les chants des vainqueurs, tous résolus à escorter la berline et partant d’un pied léger pour Paris, sans raison, poussés du seul désir de ne pas perdre une péripétie de l’événement dont tout le pays était grisé jusqu’à la folie.

Aucun des paysans d’Argonne, qui ce jour-là quittèrent leur chaumière, la veste sur l’épaule, les sabots aux pieds, et la joie au cœur, pour prolonger cette prodigieuse escapade, ne se doutait que ce matin-là marquait pour la France le commencement des aventures, et que bon nombre d’entre eux ne rentreraient dans leur village, que désillusionnés, déçus, vieillis, après avoir traîné sur tous les chemins de l’Europe, pendant vingt-cinq ans de fatigues, de dangers, d’angoisses et de combats.


G. LENOTRE.