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parvenir jamais à y déchiffrer deux mots[1]. Il était maintenant sept heures et demie du matin, la berline prête à partir, les gardes du corps déjà sur le siège, impassibles, en butte aux invectives de la foule. Les hussards, sans officiers, se passaient de main en main des cruches de vin « criant avant et après boire : Vive la nation[2] ! » Le commandant de la garde nationale du village de Neuvilly, portant la croix de Saint-Louis et qui s’appelait Bigault de Signémont, organisait le cortège à la demande des magistrats de Varennes ; il allait, plaçant ses hommes, écartant la foule, obtenant l’ordre.

Dans l’épicerie on est harassé de cette lutte qui dure depuis minuit ; il semble bien que personne ne donna le signal du départ ; tous le sentaient inéluctable. Le Roi descendit d’abord, bonhomme toujours, l’air très contrarié ; puis la Reine, frémissante, serrant le bras de Choiseul. Madame Elisabeth, résignée, accompagnée de Damas ; les enfans et Mme de Tourzel vinrent les derniers. On s’installa, la foule subitement assagie cria : Vive le Roi ! et aussi : Vive la nation ! Choiseul ferma la portière.

— « Ne nous quittez pas, » lui dit la Reine, se penchant ; mais aussitôt la berline s’ébranla et, derrière elle, la foule se rua en un tel remous que Choiseul, Damas, Romeuf lui-même, à peine montés à cheval, furent roulés, jetés à terre, entraînés, disparurent.

Dans l’étroitesse du passage de la Voûte, ce fut un écrasement : la berline, encadrée de tous les municipaux de Varennes, Sauce en tête, remonta cette rue tragique qu’elle avait suivie

  1. « Le Roi demanda à être seul avec sa famille, afin de pouvoir détruire des papiers, que, à sa prière, le procureur Sauce avait été retirer, à, l’insu de tous, d’un compartiment secret de la voiture de voyage. Au moment où les papiers lacérés en petits fragmens venaient d’être accumulés et commençaient à brûler dans un plat, on vint frapper à la porte de la chambre, malgré le procureur de la commune qui faisait bonne garde… La famille royale, épouvantée, jeta tout, plat, fragmens incinérés ou non, par la croisée, dans la cour. Des gens curieux ou malveillans recueillirent les lambeaux de papiers encore intacts, mais n’en purent tirer aucun document. » (Tradition locale, la Vérité sur la fuite de Louis XVI, par E. A. Ancelon, p. 114.) Sauce, notre procureur de la commune, vient de me dire des choses extraordinaires. Le Roi et la Reine lui ont dit, les larmes aux yeux, que s’ils n’étaient pas partis de Paris, ils étaient égorgés par le parti d’Orléans ; ils lui ont fait mille confidences de ce genre, ils ont brûlé chez lui un tas énorme de papiers, qu’il est bien fâché de n’avoir pas saisi, mais il n’était pas dans la chambre dans le moment, il était sorti pour donner des ordres. » Lettres de Mme Destez à sa mère. Archives nationales D XXIXb 37-385.
  2. Rapport de M. Rémy, sous-officier de dragons. Relation de Choiseul, pièce justificative, n° 8.