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— Quoi, monsieur, c’est vous ! Ah ! je ne l’aurais pas cru !… Le Roi lui arrache brusquement le décret et lit :

— Il n’y a plus de roi en France, fait-il.

Il le passe à la Reine qui le parcourt à son tour et le lui rend, le Roi le relit encore et le pose distraitement sur le lit.

La Reine, d’un geste impétueux, saisit le papier et le jette à terre.

— Je ne veux pas qu’il souille mes enfans ! dit-elle.

Alors, du groupe des municipaux et des magistrats qui, du seuil de la chambre, contemplent, muets et anxieux, cet écroulement, une explosion de murmures jaillit « comme si l’on venait de profaner la chose la plus sainte ; » Choiseul, se hâtant de réparer le sacrilège, ramasse le décret et le place sur la table.

Le Roi tire à part Romeuf et Bayon, leur parle à voix basse ; on s’écarte, Choiseul et Damas eux-mêmes sortent de la chambre dont les portes sont refermées. Nul ne sut rien de cette conférence intime, sinon que Louis XVI, qui n’avait pas perdu l’espoir de voir arriver les troupes de Rouillé, supplia les deux envoyés de l’Assemblée de lui laisser gagner du temps : — « Restons jusqu’à onze heures seulement, » priait-il. Romeuf céda aussitôt, Rayon également ; mais tout de suite, il descendit dans la rue, excitant les braillards, jouant l’inquiétude : — « Ils ne veulent pas partir… Rouillé approche, ils l’attendent. » Alors de cette foule, consciente du terrible heurt que produirait l’irruption du grand massacreur et de ses hulans, s’éleva une clameur de protestation indignée : — « Qu’ils partent !… il faut qu’ils partent de force !… Nous les traînerons par les pieds dans la voiture[1]. » La lutte maintenant était entre le peuple et le Roi : celui-ci parut à la fenêtre, espérant attendrir ; un seul cri monta du moutonnement des têtes dont grouillait la rue, depuis la voûte jusqu’au pont. « A Paris ! à Paris ! » Et devant cette irritation menaçante, les municipaux, les magistrats, les officiers de garde nationale,

  1. « J’offre de prouver que c’est moi seul qui l’ai décidé à partir par le moyen que j’ai employé de faire crier par le peuple : — Il faut qu’il parte, nous voulons qu’il parte ! » Rapport sommaire, par Bayon. — « M. Bayon joua un rôle de fausseté : il eut l’air de s’attendrir sur la situation du Roi et promit d’employer tous ses efforts pour diriger son départ. Cependant il ne fit autre chose que d’aller, de venir, de remonter et descendre sans cesse pour dire au peuple que le Roi refusait de s’en aller et prenait mille prétextes pour donner à M. de Bouillé le temps d’arriver. Il revenait ensuite et s’affligeait devant le Roi, des clameurs et des instances du peuple qui demandait à grands cris le départ. Relation de Choiseul.