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bien gagnée qui se prolongea pendant deux heures[1]. Il était donc huit heures moins le quart, quand, un peu refait, Bayon monta, avec de Briges, dans la carriole que le maître de poste était parvenu à lui procurer[2] : il emmenait avec lui, pour plus de sûreté, le pharmacien Théveny, qui n’attendait d’ailleurs qu’une occasion de rentrer à Châlons.

Une demi-heure plus tard, Romeuf arrivait à Chaintrix et se faisait aussitôt instruire des incidens qui s’y étaient passés : regagnant ainsi sur Bayon les deux heures d’avance que celui-ci avait perdues, concevant maintenant la possibilité de le rejoindre, Romeuf ne séjourna pas à Chaintrix, changea de cheval et se lança, brûlant le pavé, sur la route.

Nous disons rejoindre et non dépasser, car Romeuf n’avait assumé qu’à contre-cœur la mission, qu’en esclave de l’obéissance, il accomplissait avec tant d’ardeur apparente et, s’il faut l’en croire, tant de répugnance secrète. Il courait la poste à franc étrier et ne se donnait pas une minute de repos parce que tel était son devoir, mais il souhaitait ardemment ne pas réussir. Très royaliste, vivant presque continuellement aux Tuileries où l’attachait son service, il avait, plus d’une fois, par son tact et sa tenue, fixé l’attention de Marie-Antoinette ; comme bon nombre de ceux qui approchaient familièrement la Reine, il lui avait voué une sorte de culte chevaleresque, et les circonstances impitoyables l’obligeaient aujourd’hui à se conduire envers elle en ennemi. Aussi, tandis que Bayon s’efforçait d’atteindre la famille royale pour l’arrêter, Romeuf, lui, cherchait à rattraper Bayon pour retarder sa poursuite et c’est là un des aspects les plus imprévus de cette étonnante chevauchée[3].

  1. « M. Bayon avait été retenu pendant deux heures pour l’arrestation de M. de Briges… » Rapport oral de Romeuf à l’Assemblée nationale. Archives parlementaires, 1re série, XXVII-478.
  2. Relation de Bayon.
  3. « Je dois dire que, dans cette nuit pénible, où à chaque instant, nous attendions la mort et n’ayant plus rien de caché les uns pour les autres, nous avons vu les véritables et estimables sentimens de ce valeureux jeune homme (Romeuf), sa douleur de la mission dont il fut chargé malgré lui, son projet de retarder son arrivée, s’il n’avait pas rencontré M. Bayon sur la route, et sa volonté, si cet officier n’y eût pas mis d’obstacles, de nous aider à suspendre le départ du Roi… Il était impossible de l’entendre et de conserver le moindre doute sur son véritable attachement au Roi et à la Reine ; la pensée seule d’être soupçonné par elle d’avoir volontairement accepté cette désastreuse commission, le portait au désespoir. »
    Relation de Choiseul.
    « M. de Romeuf avait l’air consterné, sa conduite avec nous et ses discours depuis ce fatal moment, m’ont donné lieu de croire qu’il était entraîné par son compagnon de voyage, qu’il remplissait cette commission avec répugnance et qu’il aurait souhaité trouver la famille royale hors de portée d’être rejointe. »
    Relation de Damas.
    Jean-Louis Romeuf était d’une excellente famille bourgeoise de la Haute-Loire. Il était né à la Voûte le 26 septembre 1766. Aide de camp de la garde nationale parisienne le 1er septembre 1789, capitaine au 12e dragons le 15 septembre 1791. Prisonnier de guerre (avec Lafayette), puis employé à l’armée d’Egypte et bloqué à Malte en 1798, il ne rentra en France qu’en 1799. Chef d’escadron en 1800, aide de camp du général Mathieu Dumas, puis général de brigade en 1811, chef d’état-major du 1er corps de la Grande Armée le 5 février 1812, il fut tué à la Moskowa. Il était baron de l’Empire depuis le 15 août 1809. Son nom est inscrit sur l’Arc de Triomphe de l’Étoile.
    Romeuf resta « chevaleresque » jusqu’à la fin de sa vie. Il était en 1811 sur le point de conclure à Vienne, un riche mariage avec une demoiselle Charlotte de Traunvisser ; l’Empereur et le ministre de la Guerre devaient signer à son contrat, lorsqu’il demanda à partir pour la campagne de Russie. « Il serait de ma délicatesse, écrivait-il au ministre par une sorte de pressentiment, de ne lier cette jeune personne à mon sort qu’après avoir échappé aux chances de cette guerre. » Il n’y échappa point et mourut célibataire. Napoléon, par un décret signé de Moscou même, transmit le titre et la dotation de baron à l’aîné des neveux de Romeuf, âgé alors de quinze ans. Archives du ministère de la Guerre.