Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 20.djvu/734

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

abasourdis, sans consigne. Au grand poste, le pauvre Gouvion continue à se démener, jurant toujours qu’il n’a pas quitté la garde et que la famille royale n’est pas sortie ; d’autres s’épouvantent du château envahi : « Que faire ?… comment endiguer la foule ? à quoi se portera sa colère ? » Et les plus froids s’alarment de ce Paris bouillonnant, grisé, fou d’être pour la première fois sans maître. Nul moyen de réunir l’Assemblée nationale convoquée pour neuf heures seulement, et Beauharnais s’en inquiète ; jusqu’alors, que fera la cohue ? quel chef se donnera-t-elle ? qui va l’asservir et exploiter sa folie ? Bailly se tait, lamentable : — « Pensez-vous, interroge Lafayette, que l’arrestation du Roi et de sa famille soit nécessaire au salut public ? » Certes, mais de quel droit l’arrêter ? Où est le pouvoir ? Qui donnera l’ordre[1] ? — « Hé bien, j’en prends sur moi la responsabilité, » dit le général, souriant ; et le voilà dictant, sans hésitation ni redite, à Romeuf qui écrit sur un feuillet à en-tête imprimé de l’ETAT-MAJOR GENERAL : « Les ennemis de la Révolution enlevant le Roi, le porteur est chargé d’avertir tous les bons citoyens : il leur est enjoint, au nom de la patrie en danger, de le tirer de leurs mains et de le ramener au sein de l’Assemblée nationale. Elle va se réunir, mais en attendant, je prends sur moi toute la responsabilité du présent ordre. Paris le 21 juin 1791[2]. » Comme des voix réclamaient, objectant que la Reine et le Dauphin n’étaient pas mentionnés, le généra), d’une main légère, griffonna :

Cet ordre s’étend à toute la famille royale. Et cette crânerie de s’improviser, avec tant de désinvolture, le maître du pays, ce mot de billet dicté du bout des lèvres, enjoignant à tout un peuple de courir sus à son roi, ce coup d’Etat si délibérément exécuté eut pour effet soudain de réconforter bien des gens, tant on avait besoin de se sentir commandé et d’obéir.

Qui portera l’ordre ? Ceux qui se présenteront. Tout aussitôt le papier passe de main en main, on en fait cinq, dix, vingt copies que le général signe, et dont se chargent des courriers improvisés. M. Bayon, commandant du septième bataillon, se lancera sur le pavé de Valenciennes. Un autre officier, M. Bodan, prendra la route de Metz. MM. Lolivrette et Rollot partiront pour Compiègne, le sapeur Roche pour Troyes, le lieutenant

  1. Mémoires du marquis de Lafayette.
  2. Procès-verbal de ce qui s’est passé à Châlons… Châlons-sur-Marne, L. L. Leroy, 1876.