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bien une, celle du Théâtre de la Monnaie qui était fort belle ; mais le Théâtre de la Monnaie était encore occupé par une troupe et des directeurs qui ne manifestaient nullement le désir d’en sortir ; il allait falloir les en expulser ; puisqu’on agissait pour la Liberté, rien n’était plus légitime, et, comme on disposait de la force, rien n’était plus aisé.

Prenant donc seulement le temps de déposer ses bagages à l’auberge, le jour même de son arrivée, la Montansier se rend près du général Moreton qui commandait dans Bruxelles, et, forte de la lettre du ministre des Affaires étrangères qui l’accréditait près de lui, expose la situation et formule sa requête.

Elle trouvait malheureusement le général moins disposé qu’elle ne l’eût souhaité à agir par la force en sa faveur ; il parlait — ce qui devenait inquiétant — du « respect dû aux propriétés. »

— Malgré tout le plaisir, dit-il à l’aimable solliciteuse, malgré le plaisir que j’aurais d’être agréable au Conseil exécutif et à vous, je me trouve fort embarrassé. Prévenus de votre arrivée, les directeurs du Théâtre de la Monnaie, Bultos et Adam, m’ont témoigné ne pas vouloir céder leur salle à quelque prix que ce soit.

La Montansier demeurait anéantie : allait-elle se trouver dans l’impossibilité de jouer à Bruxelles, et contrainte de retourner à Paris, ramenant en son sac de voyage Caïus Gracchus et Mucius Scævola, « sans avoir pu remplir les vœux du Conseil exécutif[1] ! »

Mais le général reprit, sur un ton qui rendit quelque espoir à la pauvre artiste :

— Cela pourtant s’arrangera, j’espère ; comptez que j’y emploierai toute l’autorité qui m’est confiée. Ayez la bonté de vous rendre de nouveau chez moi demain matin jeudi à onze heures ; je ferai prévenir les directeurs récalcitrans de s’y trouver en même temps[2].

L’entrevue du jeudi matin à onze heures fut pénible ; les directeurs luttaient pied à pied, émettaient « des prétentions exorbitantes, » cherchaient à gagner du temps, demandaient des délais, et finirent par obtenir deux jours pour réfléchir encore.

Mais dans cet intervalle se produisit un de ces événemens qui changent brusquement la face des choses. Le croirait-on, ces directeurs, inconsciens, aveugles ou hors de sens, eurent l’audace inouïe de faire jouer sur leur théâtre la tragédie de Pierre le Cruel !

À cette nouvelle, la Montansier ne fait qu’un saut chez le général Moreton, et, la voix étranglée par l’indignation :

  1. Ibid., Lettre du 8 janvier 1793.
  2. Ibid., Lettre du 4 janvier 1793.