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tous, elle grandit dans sa fière solitude d’unique tissu indompté par l’industrie, parce qu’elle demeure inaccessible aux trames aveugles de l’usine.


I

Issue, aujourd’hui comme jadis, de la seule main humaine, lorsque le travail humain est, entre toutes les marchandises, celle qui, de nos jours, a le plus augmenté de prix, la tapisserie, — la tapisserie neuve du moins, — devait voir croître sa valeur vénale en proportion de la hausse des salaires. Mais elle a ce privilège de vivre autant que les chênes ou les patriarches, de rester jeune pendant deux siècles, d’embellir encore en vieillissant et de résister si bien au temps, qui tout efface, qu’en se fanant même elle se revêt d’attraits nouveaux : ses fautes de dessin, si elle en avait, se corrigent avec l’âge ; ses nuances s’estompent et s’harmonisent ; elle garde, en s’éteignant, un charme, une dignité incomparables.

Ainsi douée par le destin, la tapisserie est d’autant plus appréciée qu’elle a jeté déjà ses premiers feux et traversé, avant de venir jusqu’à nous, quelques générations d’hommes. Aux yeux des connaisseurs, sa durée ajoute à son mérite, et son mérité, aux yeux des riches payeurs pour qui la cherté est un aimant irrésistible, est beaucoup multiplié par les enchères qui l’attestent. Deux et trois cent mille francs sont, depuis quelques années, les taux ordinaires d’une tenture authentique des Gobelins, bien conservée et de belle dimension, remontant au XVIIIe siècle. Tel châtelain de Normandie a refusé récemment l’offre de deux millions, pour une suite de cinq pièces d’après Boucher, garnissant les murs de sa salle à manger. Il en voulait un peu davantage.

Lorsque maître Simon, dans l’Avare de Molière, prétend compter pour 3 000 livres à l’amoureux Cléante la tapisserie représentant « les Amours de Gombaut et de Macée, » avec « le lit à bandes de point de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de couleur olive, » la « grande table de bois de noyer qui se tire par les deux bouts, » les « trois gros mousquets avec les fourchettes assortissantes, » et autres ustensiles jusques et y compris « la peau d’un lézard de trois pieds et demi, remplie de foin, curiosité agréable pour pendre au plancher d’une