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tout différent et qui, avec des prétentions plus hautes, risque bien de n’avoir pas la même portée bienfaisante. Après nous avoir montré encore les deux amans, Hans Byerre et Agnès Fœrsom, tristement déçus dans leur rêve de bonheur, honteux, ennuyés, tout prêts à se haïr dès les premières semaines de leur fuite au bras l’un de l’autre, il a imaginé de précipiter la crise de leurs amours criminelles par une catastrophe des plus singulières, présentée d’ailleurs avec un très remarquable talent de mise au point dramatique. A Lucerne, la nuit, dans une auberge, les deux amans, parvenus au dernier degré de l’énervement et de l’angoisse intérieure, et affolés en outre par un orage effroyable, se figurent que les aubergistes vont les assassiner ; ils se prosternent devant l’image d’une Vierge, accrochée au mur de leur chambre ; et un miracle se produit, l’image de la Vierge s’anime, l’orage s’apaise, les coups frappés à la porte cessent brusquement. Miracle ? hallucination ? en tout cas la crise se précipite : Hans Byerre, repentant, revient mener auprès de sa femme la simple et honnête vie pour laquelle il est né ; et Agnès, convertie au catholicisme, va s’enfermer pour toujours dans un couvent de Rome.

Ce qu’a d’anormal et de fâcheux l’invention de ce coup de théâtre, l’auteur, comme je l’ai dit, réussit presque à le sauver par le talent qu’il y met. Mais ce n’en est pas moins une conclusion factice, sans aucun rapport naturel avec le beau roman d’observation intime qui l’a précédée. Et peut-être devons-nous voir ici un effet de la position exceptionnelle où M. Jœrgensen se trouve placé, dans son pays, par le fait même de sa conversion au catholicisme. Cette conversion, en effet, l’oblige à ne traiter les problèmes religieux que sous la forme catholique, tandis que, décrivant des mœurs danoises et s’adressant à un public danois, c’est toujours plutôt la forme luthérienne qu’il rencontre devant lui. Ayant courageusement entrepris, comme il l’a fait, de lutter contre la corruption religieuse et morale des classes soi-disant « supérieures » de la société danoise, il est contraint de ne prêcher le retour à l’esprit chrétien qu’en y joignant l’éloge de l’esprit catholique ; et c’est ainsi que, sans doute, sa conscience ne lui aurait point permis de nous faire voir Hans Byerre et sa maîtresse ramenés simplement au protestantisme où ils furent élevés. Scrupule assurément respectable, mais peut-être excessif, et qui, en tout cas, dénoue d’une manière bien artificielle un des meilleurs romans que les littératures Scandinaves aient eus à nous offrir dans ces derniers temps.


T. DE WYZEWA.