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l’a connue d’abord, une jeune fille ignorante et pieuse, docilement soumise à la sévère discipline morale de sa mère ; mais l’amour, en s’emparant de son cœur, a vite fait de lui effacer de l’esprit la plupart des croyances qui jusqu’alors avaient guidé sa vie ; et l’influence de son mari lui a fait secouer si entièrement le joug des préjugés chrétiens que, un enfant lui étant né, elle a consenti à ce qu’il ne fût pas baptisé. Son esprit, sous une direction nouvelle, s’est résigné sans peine à devenir « libre ; » mais son cœur est resté chrétien, malgré elle, et grâce précisément à l’amour naïf et pur dont il est rempli. De jour en jour, la fréquentation des camarades de son mari lui a pesé davantage ; elle n’a pu s’habituer à leur orgueilleux égoïsme, à l’immoralité de leurs mœurs et de leur langage. Et ainsi, par degrés, une séparation s’est creusée entre elle et son mari, jusqu’à ce jour où décidément elle a reconnu l’inutilité de tous ses sacrifices, et a cependant résolu de se sacrifier encore, pour permettre à l’homme qu’elle aimait de réaliser sans obstacle « l’épanouissement complet de sa personnalité. »

De tout cela Hans Byerre se rend compte, et se désole et se repent, au fond de son cœur : car lui aussi, avec son ambition d’être un « surhomme, » c’est en réalité un honnête garçon, gardant une certaine empreinte de l’éducation chrétienne reçue dans son enfance. Il aime sa femme, sans oser se l’avouer ; il sent que rien au monde ne lui rendra jamais le bonheur qu’il a goûté jadis avec elle, pendant ses fiançailles et au lendemain de son mariage. Mais d’autant plus il s’exalte à affirmer des principes et des sentimens qui, s’il les envisageait de sang-froid, lui apparaîtraient aussitôt dans leur monstrueuse et misérable inanité. Plus que jamais, dans le salon de son ami Fœrsom, il prêche la lutte contre la religion et contre la morale, au nom de l’égoïsme « générateur de la vie. » Et c’est encore au nom de cet égoïsme que, un soir, après une longue série d’hésitations, de regrets d’efforts pour vaincre des scrupules et pour achever son « émancipation, » il s’enfuit de Copenhague avec Agnès Fœrsom, la femme de son plus fidèle et intime ami.


Tel est, trop brièvement résumé, le sujet de ce roman, où M. Jœrgensen a voulu nous offrir à la fois, — sans compter une foule de paysages, de rêveries, de digressions poétiques ou philosophiques, — un tableau des mœurs de la jeunesse littéraire danoise et le portrait de deux âmes tragiquement dévoyées de leur destination naturelle. Mais à ce roman l’auteur a cru devoir joindre un épilogue d’un caractère