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moyen préventif, ayant pour effet de renforcer dans les âmes les globules blancs qui conservent la vie. Et que sont-ils en nous, ces globules blancs, sinon le bienfaisant égoïsme, la profonde et belle impulsion qui nous porte à être heureux ? Le jour où chacun cherchera résolument son bonheur, c’en sera fait de notre servitude ; et ils le savent bien, ceux qui ne cessent pas de nous prêcher la résignation. La résignation ! il n’y a pas de chose que je haïsse davantage, de même que je hais toute cette pauvreté d’âme qui se cache derrière la fausse grandeur de la morale du renoncement. Combien de jeune et sain bonheur, combien d’amour vivant et magnifique n’a-t-elle pas déjà étouffé, tué, cette misérable morale, bonne seulement pour ceux qui n’ont pas le courage d’être heureux, pour les lâches et les sots, pour les infirmes de l’esprit et les impuissans de la vie ! Mais on n’a pu détruire encore cet égoïsme originel d’où sont sortis toute vie et tout plaisir, comme le monde est sorti de la cellule première. A nous seulement de lutter contre la mort et contre la religion de la mort, de lutter pour la vie et pour la foi dans la vie !


On cause encore, de nouveau Byerre et la jeune Mme Fœrsom chantent ensemble de sensuelles et troublantes musiques : puis, au jour naissant, le poète traverse les rues silencieuses de Copenhague pour rentrer chez lui. Et, en y rentrant, il trouve son appartement désert. Sa femme, Éva, est partie, s’en est retournée chez sa mère, après avoir lu le dernier recueil de poèmes où son mari réclamait le droit de « vivre pleinement sa vie. » Dans la lettre qu’elle lui a laissée, elle lui dit, avec sa franchise, sa douceur, et sa simplicité habituelles : « Je te rends ta liberté, la liberté de vivre vraiment comme tu le rêves dans tes vers. Tu envies le vagabond, qui va sur les routes au gré de son humeur sans dépendre de personne. Deviens donc, comme lui, un vagabond de la pensée, que ne lie aucune loi ni aucun devoir ! Et pardonne-moi d’avoir été, si longtemps, un obstacle à cette réalisation du besoin sacré de ton cœur ! »

Stupéfait, atterré, le jeune homme reprend sa course à travers les rues silencieuses. Puis il va s’attabler à la terrasse d’un café, dans un des parcs de Copenhague ; et déjà, tout en essayant de se distraire au spectacle des hommes et des choses qui l’entourent, il ne peut s’empêcher d’évoquer, en de rapides visions précises et cruelles, le souvenir des années vécues avec Éva. C’est là que commence, à dire vrai, la première partie du roman, dont les scènes qui précèdent ne sont qu’un prologue ; et je ne puis trop louer l’art ingénieux, l’art charmant avec lequel M. Jœrgensen a su, peu à peu, sans recourir une seule fois au portrait direct, dresser pleinement vivantes devant nous les deux figures de Hans Byerre et de sa femme. Celle-ci était, quand le poète