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guère la poésie ; les salons eux-mêmes ne savaient pas s’en faire un amusement : ils n’avaient de goût qu’à la philosophie et à la gaillardise. De plus, la langue s’était faite incolore ; on avait perdu le sens du rythme, comme celui du mot propre. Mais surtout il faut dire que le XVIIIe siècle, s’il ne donne qu’une pâle copie de notre littérature classique, reste tout de même fidèle à ses principes : c’est de lui qu’il a hérité le dédain pour le sonnet. Remarque bien significative : dans le recueil des poésies de Chénier, on trouve des élégies, des idylles, des épigrammes : on ne trouve pas de sonnets. Il semblerait que le romantisme dût s’empresser de faire réparation au genre qui avait le mérite d’avoir déplu aux classiques. Le Cénacle ne savait pas au juste quelles étaient ses propres tendances ; il n’est jamais arrivé à formuler sa conception poétique ; mais ce qu’il savait, à n’en pas douter, c’est qu’il voulait en toutes choses prendre le contre-pied du programme classique. Il raffolait de l’Italie et de l’Angleterre ; il aimait le pittoresque et l’élégiaque ; d’ailleurs il réparait la langue, rendait aux mots leur couleur et leur sonorité, réinventait la rime et le rythme, se plaisait aux exercices de virtuosité. Toutefois aucun des grands romantiques n’a songé à réhabiliter le sonnet. Lamartine est du petit nombre des poètes qui n’ont jamais écrit un sonnet. Vigny en a composé trois ou quatre, d’ailleurs assez insignifians. Victor Hugo en a composé quelques-uns de plus que celui dont M. Jasinski fait mention : d’abord le sonnet à Judith Gautier cité notamment dans le Livre des Sonnets de Lemerre, puis le « roman en trois sonnets » de Toute la Lyre : Mais il est bien exact qu’il ne goûtait pas le sonnet et qu’il en a parlé avec irrévérence :


Dans le parc froid et superbe
Rien de vivant ne venait ;
On comptait les brins d’une herbe
Comme les mots d’un sonnet.


Au surplus, on s’explique sans trop de peine que les premiers maîtres du romantisme n’aient pas été attirés vers le sonnet. D’abord, dans les recueils qui vont jusqu’à 1830, ils sont encore prisonniers de la technique de l’âge précédent. Lamartine a toujours dédaigné le travail de la lime, qu’il trouvait indigne de son génie. Vigny est tout à fait dépourvu de virtuosité. Hugo affectionne les développemens par grandes masses. Et pour eux tous, le poète est un inspiré, un porteur de lyre, un voyant ; ce n’est pas l’artiste patient et appliqué qui ciselle les mots et compte les vers.