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fin du conflit, pour empêcher le vainqueur de pousser trop loin la victoire. Les neutres eux-mêmes sont partagés en deux camps et leurs vœux ne vont pas du même côté ; mais il est certain que des mesures seront prises, soit par les uns, soit par les autres pour prévenir la mainmise complète du vainqueur sur la Chine, sinon même sur la Corée. De cette lutte déplorable, il est ainsi douteux qu’aucun des combattans puisse retirer de grands fruits, à moins qu’elle ne se termine par l’effroyable drame d’une conflagration universelle.

En écartant même cette sombre hypothèse, l’avenir qu’ouvre la guerre entre la Russie et le Japon reste gros de menaces. En admettant que la victoire de la Russie sur terre soit plus promptement acquise qu’on ne le pense en général, cette première grande guerre entre Blancs et Jaunes aura montré que des Jaunes, après s’être mis trente ans à l’école des Blancs, peuvent, sinon encore les vaincre, du moins lutter contre eux. Certes les Chinois ne sont pas les Japonais et il semble bien difficile qu’ils se réforment d’eux-mêmes ; mais on travaille tant à les réformer qu’on se demande, non sans angoisse, si l’on n’y parviendra pas. Puis le Japon, resté intangible dans ses îles, ne sera pas accablé par sa défaite probable. Son essor, comprimé quelque temps, reprendra ; il ne retournera pas en arrière. « Le grand vent d’Occident qui souffle sur ce pays, ne s’abattra plus, » me disait un des Japonais les plus instruits que j’aie rencontrés, un grand éducateur, M. Fukuzawa. Je crois qu’il disait vrai. La tentative avortée une fois, les Japonais peuvent la reprendre, en mettant à profit des embarras momentanés de l’Europe, des difficultés intérieures de la Russie ; ils peuvent s’insinuer doucement en Chine, où il leur restera, malgré tout, quelque prestige de cette guerre. La situation des peuples d’Europe en Extrême-Orient ne sera plus demain ce qu’elle était hier encore. Ne nous étonnons pas s’il nous faut désormais compter avec ces Jaunes que nous avons nous-mêmes réveillés de leur sommeil et comme obligés à sortir de leur isolement


PIERRE LEROY-BEAULIEU.