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le seul point où l’on s’accorde. En France, on est convaincu que le triomphe définitif de la Russie ne peut faire le moindre doute ; en Angleterre beaucoup pensent que le Japon a des chances très sérieuses de l’emporter. Il y a quelqu’un qui se trompe, et lorsqu’on cherche à raisonner froidement, sans rien sacrifier à ses sentimens, sans se laisser entraîner à croire trop vite ce que l’on désire, c’est une angoissante incertitude.

Malgré tout, si haut que l’on porte l’armée japonaise, et quelque admiration que l’on ait pour l’œuvre accomplie depuis trente-cinq ans par ce peuple extraordinaire, il nous semble bien difficile de ne pas regarder comme presque insurmontables les obstacles qui se dressent devant le Japon, s’il entreprend de chasser les Russes de Mandchourie. Son armée n’a presque pas de cavalerie et, le jour où elle serait sortie des montagnes, qui couvrent non seulement la Corée mais une assez large bande sur la rive chinoise du Yalou, le jour où elle descendrait dans la plaine mandchoue aux environs de Moukden, et elle n’y arriverait qu’après les plus rudes fatigues, l’épais et mouvant rideau de la cavalerie cosaque l’envelopperait de toutes parts, lui masquerait les mouvemens de l’ennemi, l’exposerait à toutes les surprises. D’ailleurs, si la Russie se trouvait en médiocre posture au début des hostilités, si elle n’avait peut-être qu’une centaine de mille hommes disponibles en février, si le débit du Transsibérien n’est probablement que de 1 400 ou 1 500 hommes par jour, s’il lui faut envoyer de 8 000 kilomètres de distance non seulement des munitions, mais des approvisionnemens, elle devra avoir 200 000 hommes disponibles dans le courant d’avril, plus de 300 000 au début de juillet ; or, même si le Japon était parvenu à cette époque, hypothèse extrême, à jeter en Corée quelque 400 000 hommes et qu’il fût maître absolu de la mer, — ce qui lui permettrait de raccourcir sa ligne d’étapes, et par suite d’en diminuer les gardes en établissant la jonction entre les transports maritimes et terrestres à l’embouchure du Yalou, — il lui faudrait tout de même occuper la Corée et immobiliser ainsi une appréciable partie de ses forces. La Russie, si coûteux que cela puisse lui être, augmentera indéfiniment les siennes, parce que l’enjeu de la lutte est trop considérable, et qu’il y va du prestige de son gouvernement à l’extérieur, et à l’intérieur aussi.

Il semble qu’en Mandchourie, les Japonais doivent succomber sous le nombre. En Corée, il n’en est pas tout à fait de même.