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sur la Chine, il y a dix ans à peine, que l’Occident, jusqu’alors stupéfait et sceptique, a consenti à regarder sérieusement l’extraordinaire expérience tentée par ce peuple pour implanter chez lui la civilisation européenne. Aussi plane-t-il encore une atmosphère mystérieuse sur l’Empire du Soleil-Levant. C’est ce qui augmente les inquiétudes causées par la guerre actuelle. Il y règne plus d’obscurité qu’en aucune autre, tant sur les causes véritables de la lutte que sur les forces respectives des combattans, dont l’un est le plus difficile à bien connaître parmi les pays d’Europe, dont l’autre semble échapper à toutes les lois habituelles du développement des peuples. Nous voudrions essayer de fixer ici, dans la mesure où l’on peut les connaître, les conditions où se trouve le Japon pour soutenir la lutte. Nous nous efforcerons de le faire impartialement : ce n’est pas manquer à notre amitié pour la Russie que de rendre justice à des adversaires que nos alliés n’ont peut-être pas au premier moment estimés tout à fait à leur juste valeur.


I

L’Empire du Japon tient bien peu de place sur les cartes en comparaison de son colossal antagoniste, l’Empire russe. Celui-ci est quarante fois plus étendu que la France ; celui-là n’a que les trois quarts de la surface de notre pays[1]. La disproportion est sensiblement moindre, si, au lieu de s’arrêter aux surfaces, on considère le nombre des habitans. Les sujets du Tsar étaient 129 millions au recensement du 9 février 1897, ils doivent bien être 140 millions aujourd’hui ; les sujets du Mikado étaient 46 millions et demi au 31 décembre 1898 ; on peut évaluer leur nombre actuel à 49 millions. Ce chiffre des populations, si l’on tient compte en outre des distances qui séparent le centre des deux pays du théâtre de la lutte, donne des conditions de la guerre une idée plus exacte que celui des surfaces ; il permet en même temps d’en saisir la cause la plus essentielle.

Plus nombreux d’un quart que les Français, n’ayant à leur disposition qu’un territoire d’un quart moins étendu, ne possédant pas encore, à beaucoup près, une industrie aussi développée

  1. La France couvre 536 000 kilomètres carrés, l’Empire russe 22 millions de kilomètres carrés, l’Empire du Japon 417 000 dont 382 000 pour le Japon proprement dit et 35 000 pour Formose et les Pescadores, cédées par la Chine en 1895.