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L’ŒUVRE ÉTERNELLE


Luttant contre la pluie et la bise glacées,
Héroïque sans gloire, illustre sans témoins,
Les souliers lourds de glaise et vaillant néanmoins,
Laboure un paysan perdu dans ses pensées.

L’église par la plaine immense ébranle un glas ;
Très haut passe en criant un vol triangulaire ;
Des nuages hâtifs la fuite s’accélère ;
Le laboureur toujours marche et jamais n’est las.

Fier même d’opposer son visage aux rafales
Qui le font malgré lui frissonner par momens,
Il guide avec le soc deux étalons fumans
Dont s’enlèvent au loin les croupes triomphales.

Il marche, et les sillons succèdent aux sillons.
Content d’un sort qu’il n’a connu meilleur ni pire,
Sa poitrine élargie et vigoureuse aspire
L’espace dans l’averse et dans les tourbillons.

Or, tandis que le vent l’enivre et qu’il s’acharne,
Et que le coutre entame et déchire le sein
De la glèbe, d’où monte un effluve acre et sain,
Pulvérisant l’argile et dispersant la marne ;

Tandis que seul au creux de son vallon natal,
Où la Nature en vain contre lui s’exaspère,
Il fait le geste obscur de l’aïeul et du père,
Et qu’il plonge au sol rude un plus rude métal

J’évoque cette chaîne innombrable d’ancêtres,
Qui, tels que lui, sans trêve ont souffert et lutté ;
Qui, pleins de foi robuste et de ténacité,
Ont empreint ces guérets de leurs vertus champêtres.