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« je pouvais de moins en moins me défendre de l’idée qu’un dessein immuable de la Providence avait livré à Napoléon les peuples de la terre. Je voyais l’esprit des Allemands s’inquiéter devant les signes des temps, s’angoisser au spectacle de la patrie menacée dans son indépendance et dans sa nationalité. Je leur montrais Napoléon poursuivant un but élevé, la réalisation d’un nouveau système politique, qui était manifestement dans les vues de la Providence. »

Ajoutons enfin, sur le sol allemand bouleversé de divisions intestines et de haines séculaires, la rancune des petits États qui prenaient, contre d’anciens maîtres et d’anciens rivaux, une revanche longtemps désirée ; ajoutons l’éclat des grands jours d’Erfurt et de Dresde ; et nous n’aurons pas de peine à voir se dessiner le courant français qui faillit entraîner l’Allemagne, pendant la période d’éclat du régime napoléonien.


V

Quels étaient donc les élémens moraux, traditionnels, qui pouvaient s’opposer à ce courant ?

En regard des tentations et des pressions diverses qui entraînaient l’Allemagne, ne se rencontrait nulle part la résistance d’une individualité bien constituée. Ce qui s’était formé, ce qui se formait alors de sentiment national n’avait pas achevé de prévaloir contre les courans intellectuels d’une période encore toute voisine : esprit de cosmopolitisme, tendance à jouir paisiblement, dans la diversité et l’impuissance des petits États allemands, du charme d’intimité que donnait à la vie individuelle l’absence des soucis et des responsabilités de la vie publique ; et, pour ceux dont les aspirations ne se limitaient pas au cercle de la vie intime, l’exclusive et paisible préoccupation des problèmes généraux que pose à l’esprit humain la destinée de l’homme et de l’humanité.

Les plus grands esprits de l’Allemagne, ceux dont elle a le plus honoré l’effort intellectuel, ont trahi, aux heures dramatiques, la nationalité allemande. La publication du Faust, de Goethe, date de 1808. C’est un événement de l’histoire d’Allemagne, qui se place entre Iéna et Wagram.

Aux heures de la grande bataille des nations, à l’heure où cent mille hommes versaient leur sang sous les murs de Leipzig, Gœthe, à deux pas de là, s’enfermait dans sa tour d’ivoire pour