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Héribert que la France n’a qu’une chance de salut, c’est de nommer un dictateur :


HERIBERT. — Un dictateur !

WILLIBALD. — Ou un lord-protecteur, ou un protarque. Le nom ne fait rien à l’affaire. Il vous faut un homme à qui vous puissiez confier avec sécurité la puissance illimitée que l’ancienne Rome remettait aux dictateurs qu’elle chargeait de sauver la République. Je raisonne ainsi : si vous n’aviez pas voué à la royauté une haine inextinguible, et si vous pouviez et vouliez avoir un roi, il vous faudrait un homme jeune et séduisant, grand par l’esprit, par l’élévation du caractère, par ses talens dans la guerre et dans la paix, d’une activité inlassable, aussi sage que courageux, énergique, de mœurs pures, simple et modeste dans son apparence, toujours maître de lui-même, sans aucune faiblesse qui donne prise sur lui ; à la fois ouvert et concentré, doux et violent, souple et rude, clément et inexorable, chaque chose en son temps ; bref, un homme comme on n’en voit qu’un par siècle et dont le génie puisse tenir les autres en respect et les dominer.

Et comme vous ne pouvez avoir de roi, il vous faut choisir un dictateur qui réponde à ce portrait. — Si, de plus, il s’est créé à lui-même un grand nom, s’il s’est acquis l’estime universelle, je ne vois pas ce qui lui manque pour devenir le sauveur de la France et du monde. — Ce qu’il y a de plus, extraordinaire, c’est que vous n’avez pas besoin de chercher l’homme. Par un hasard que l’on peut dire unique, il est tout trouvé.

HERIBERT. — Bonaparte, alors ?

WILLIBALD. — Qui donc d’autre ?

HERIBERT. — Et pour combien de temps ?

WILLIBALD. — Tant que cela durera. Je crains que vous ne le perdiez que trop tôt ; mais plus cela durera, mieux cela vaudra.

HERIBERT. — Bonaparte dictateur de la grande nation ? Le projet est séduisant. Nous y penserons.


Wieland ne se doutait pas, en écrivant cette prophétie si singulièrement précise, qu’il irait, quelque quinze ans plus tard, recevoir à Dresde, des mains de Napoléon, empereur des Français et protecteur de la Confédération du Rhin, la croix de la Légion d’honneur. Mais, avant d’en arriver là, il devait se trouver assez embarrassé de son oracle. Lorsque, moins de deux ans après la publication du Mercure, la prophétie se réalisa, elle valut à son auteur beaucoup de complimens sur sa clairvoyance, mais aussi de vives attaques des journaux anglais. Pour eux, Wieland devint le complice de Bonaparte, un exécrable membre de la secte des illuminés, ragent d’un complot bonapartiste qui, par une publicité savante, avait familiarisé la France et l’Europe avec l’idée du coup d’État.

Wieland dut se défendre d’avoir été jamais ni franc-maçon,