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privés, auprès d’une fenêtre qui recevait le soleil du matin et le renvoyait sur le visage du Pape à travers une tenture qui le rajeunissait en l’éclairant en rose. Le Saint-Père se prêta à cet arrangement avec une docilité parfaite, mais à peine commençait-il à poser qu’il se mettait à parler en gesticulant, de sorte que le pauvre Benjamin, à la fois charmé et embarrassé, n’avançait guère. « Surtout, monsieur, ne me faites pas trop vieux, ne me donnez pas trop de rides ! » C’était une recommandation qui revenait souvent. L’artiste s’en tira à force de dextérité professionnelle et, en fort peu de temps, réussit à composer la figure si vivante et si fine qui fut admirée à l’Exposition universelle, dans la section des Missions catholiques. Après la figure, il fallait peindre les mains, la soutane blanche et le manteau rouge. Benjamin crut bien faire en demandant d’amener avec lui le cardinal Mathieu, dans l’espérance que le modèle, occupé par la conversation, remuerait moins. Ce fut bien pire qu’auparavant. — « Cardinal, j’ai reçu ces jours-ci un grand pèlerinage d’Au triche-Hongrie : de beaux noms, des familles illustres, Harrach, Thurn et Taxis, Löwenstein ! — Les Belges sont partis hier. — Cardinal, votre pays me donne bien des soucis. » Et chaque parole était accompagnée d’un geste qui dérangeait les mains savamment disposées.

Il fallut renoncer à achever l’œuvre sur place, et Léon XIII consentit à prêter une soutane et un manteau, que le peintre emporta à Paris pour en revêtir un vieillard des hauteurs de Montmartre qui avait l’air vénérable et des mains pontificales. Avant de partir pour la France, le tableau demeura plusieurs jours au Vatican, à la demande même du Pape qui voulait l’examiner à son aise et faire ses observations. Le résultat de l’examen fut une note qu’il dicta à Mgr Angeli, son secrétaire, et qui se résumait ainsi : « Sa Sainteté désirerait un peu moins de nez et un peu plus de cheveux, un po’ meno di naso e un po’ più di capelli. » Benjamin répondit par une promesse vague de déférer aux désirs qui lui étaient exprimés ; mais il n’ajouta qu’une petite touffe de cheveux et résista absolument pour le nez. « Sa Sainteté, dit-il, en a au moins tout ce que je lui ai donné. » Quand le portrait revint à Borne après avoir figuré dans diverses expositions, le Pontife n’y regarda pas de trop près et se montra très satisfait. « C’est du Titien, » dit-il. Ce fut une des dernières œuvres de Benjamin Constant et une de ses dernières joies d’artiste. En apprenant sa mort, le Saint-Père envoya immédiatement