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Le sentiment public s’est manifesté chez nous en faveur des Russes avec d’autant plus d’intensité qu’il a été mis en demeure de le faire par de véritables provocations. L’alliance russe, qui a toujours été si populaire en France, n’a pourtant pas rencontré dans tous les partis la même adhésion. Il y a eu, parmi les radicaux avancés et surtout parmi les socialistes, des réserves qui ont ressemblé parfois à des objections ou même à une opposition. M. Millerand s’en est fait l’interprète, il y a quelques années déjà, et M. Jaurès est revenu à la charge ces derniers jours. Il serait d’ailleurs très injuste de confondre les deux orateurs. M. Millerand, en 1895, avait parlé avec mesure : on sentait dans la circonspection de son langage qu’il ne disait peut-être pas toute sa pensée. Il est, au contraire, dans les habitudes de M. Jaurès d’exagérer la sienne et de l’exprimer avec outrance. Évidemment M. Jaurès ne sera jamais diplomate, tandis que M. Millerand pourrait, à la rigueur, le devenir. Mais il peut y avoir un bon côté en toutes choses, et l’intervention de M. Jaurès dans notre politique extérieure a fait, en somme, plus de bien que de mal : elle a obligé le sentiment national à se replier sur lui-même, à prendre conscience de ce qu’il est réellement, à se traduire enfin avec plus de force.

Pendant quelques jours, on a été sous le coup d’une interpellation que M. Jaurès annonçait chaque matin le projet d’adresser au gouvernement. Il tournait autour de la tribune, lui qui s’y précipite d’ordinaire avec tant de fougue, et il allait finalement s’épancher dans les couloirs de la Chambre. Là, on parvenait difficilement à l’apaiser. Probablement on n’y serait pas parvenu, si on n’avait pas invoqué auprès de lui les nécessités de la politique intérieure qui interdisent à un membre du Bloc, c’est-à-dire de la majorité, de rien faire en dehors des autres, et surtout en opposition avec eux. Or, il était hors de doute que, si M. Jaurès prononçait un discours contre l’alliance russe, non seulement il ne serait pas suivi par la majorité, mais qu’il la jetterait dans le plus complet désarroi. Les fissures qu’on apercevait dans le Bloc se seraient subitement élargies au point que tout l’édifice aurait menacé ruine, et c’est une responsabilité que M. Jaurès ne voulait pas prendre, lui qui a fait et surtout qui a imposé aux autres tant de sacrifices pour maintenir à tout prix l’union des quatre groupes. A la manière de Samson devenu aveugle, il aurait ébranlé et renversé sur sa tête les colonnes du temple. Ce rôle ne lui convenait pas. Mais, tiré en sens divers par des sentimens opposés, résolu à parler et obligé de se taire, il étouffait au Palais-Bourbon. Heureusement pour lui, un congrès socialiste a eu lieu à Saint-Étienne, un de