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fragiles en réalité, et à la merci d’un accident. Le comté d’Eu était un bien de l’illustre et puissante famille de Guise. En 1654, le propriétaire du moment, Louis de Lorraine, duc de Joyeuse, fut tué au siège d’Arras, laissant un fils unique et en bas âge, Louis-Joseph de Lorraine, prince de Joinville. Cet enfant eut pour tutrice sa tante, Mlle de Guise, personne entendue et importante, l’oracle de la famille, dit Saint-Simon. Il eut aussi deux tuteurs, dont l’un, Claude de Bourdeille, comte de Montrésor, avait épousé secrètement Mlle de Guise. A eux trois, tuteurs et tutrice sentirent bientôt leur impuissance à défendre les intérêts qui leur étaient confiés. Le comté d’Eu était chargé de deux millions de dettes, chiffre qui n’aurait point entraîné de désastre si le duc de Joyeuse avait été là pour faire respecter ses droits et pour réclamer sa part de la manne monarchique : pensions, gratifications du roi, bénéfices, gouvernemens, charges de cour, etc. Mais il n’y était pas, et les biens du mineur avaient été mis à la curée, par les gens d’affaires d’une part, les paysans normands de l’autre.

Contre les gens d’affaires, les tuteurs en furent réduits, après des années de lutte, à invoquer l’aide du Parlement. Ils lui adressèrent, en janvier 1660, une requête[1] où ils exposaient que leur pupille, parce qu’il n’était qu’un enfant, « destitué des puissans moyens » qu’aurait eus son père de faire les choses, était devenu la victime des usuriers et des gens de chicane. Les deux millions de créances sur le comté d’Eu avaient été en grande partie rachetées par des créanciers postiches et véreux, avec lesquels il était impossible d’arriver à un règlement quelconque. Ces pêcheurs en eau trouble avaient porté le désordre au comble en pratiquant des saisies. Tous les revenus passaient en frais. Les deux tuteurs demandaient au Parlement de les dépêtrer de cette glu en ordonnant la mainlevée « de toutes les saisies et arrêts » et en disant « qu’il serait sursis à toutes poursuites et saisies faites contre eux pendant deux ans. » Ils espéraient arriver pendant ce répit à une liquidation générale.

Contre les paysans normands, personne ne voyait rien à faire que de les passer au plus vite, par la vente du comté d’Eu, à un maître capable de leur en imposer. La difficulté, dans l’état où

  1. A Nos seigneurs de Parlement. — Archives du château d’Eu. — Mgr le Duc d’Orléans a bien voulu m’ouvrir l’accès des Archives d’Eu avec une libéralité dont je lui adresse ici mes remerciemens.