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il attendrit, il admire ; il ne peint pas. Il n’a pas cette indifférence de l’artiste, qui produit le bien et le mal comme la nature et ne se soucie que de produire, de produire beaucoup, de produire de grandes choses ; il n’aime pas les passions en elles-mêmes ; il s’attache uniquement à développer les émotions du cœur, à rendre aimables la vie et les sentimens de famille ; il fait, mais mieux, ce que font les tableaux anglais de l’Exposition. Ces gens ne se doutent pas que la peinture consiste uniquement dans l’amour du bleu et du rouge, de la ligne droite et de la ligne courbe, dans le bonheur de voir exister et vivre de grandes choses corporelles ; et ils font de petits logogriphes moraux ingénieux comme le Loup et l’Agneau, ou des vignettes froides comme Obéron et Titania. Ils blessent les yeux avec une cruauté atroce, et se croient agréables avec un charivari de couleurs. Ce genre est moins choquant en psychologie et en littérature, mais pourtant, en sortant de Dickens, on a les nerfs agacés ; et l’on se repose avec Balzac ou George Sand, comme on se repose avec Rousseau et Decamps, en quittant les baigneuses chlorotiques de Mulready et les tableaux cadavéreux de M. Millais.

Aix-la-Chapelle vous a-t-elle guéri, et la baignoire de Charlemagne a-t-elle été une compensation suffisante pour les derrières proéminens des cordonniers prussiens, vos chers amis ? Il paraît qu’ils n’ont pas tous l’air de cordonniers, plusieurs ressemblent à des perruquiers : témoin Hegel. Vous connaissez l’histoire : trompé par sa mine, un élégant pressé le raccroche : « Vite, coupez mes cheveux, je vais au bal. » — « Mais, je ne suis pas… » — « Allons donc, vous dis-je, montez. » — « Mais je n’ai pas… » — « Montez, j’ai des fers chez moi. » — Hegel se résigne, prend des ciseaux et opère sur la tête qui lui est livrée, d’une façon toute philosophique. L’autre regarde à la fin et, tout éperdu, découvre que sa chevelure avec ses hauts, ses bas, ses cavités et ses touffes, ressemble à la mer agitée. « Je suis le professeur Hegel, répond son coiffeur, et je coupe aujourd’hui les cheveux pour la première fois de ma vie. » — J’ai appris l’allemand exprès pour lire ce coiffeur-là et je ne m’en repens pas.

Les Eaux-Bonnes m’ont laissé dans le statu quo. La foi m’a manqué, ici comme ailleurs, et je suis puni. Bonsoir, cher ami, je vous serre la main, puisque vous voulez bien accepter celle d’un sceptique. Je serre celle de de Witt, qui est aussi tolérant