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lettre. Depuis dix ans, je n’ai pas passé de quinzaine aussi heureuse. Je partais tous les jours le matin à 8 heures avec un sac de provisions sur le dos, et je rentrais à 7 heures du soir, ayant fait six lieues, et les yeux remplis de paysages[1]. J’étais seul, je ne connaissais personne, je ne prononçais pas six mots par jour ; jugez de ma félicité. Il y a là des graminées hautes de cinq pieds, qui partent par bottes de vingt-cinq d’une touffe d’herbes ; il y a des chênes de quinze pieds de tour, qui montent de cent pieds avant de s’étaler en branches. C’est un fond de mer, dévasté par les courans, jonché de blocs énormes, avec un sol de sable couvert partout de bruyères rousses et rouges qui sont d’une teinte sublime au coucher du soleil. Et personne, songez bien à ce mot, personne ! Cela faisait pousser des symphonies dans ma tête, j’écoutais intérieurement la pastorale de Beethoven, je sentais vivre la Grande bête éternelle, je songeais qu’un jour mon hydrogène, mon carbone et mon oxygène deviendraient graminées ou bruyères, et que j’aurais le bonheur d’être vert, luisant, splendide, lustré, tranquille, comme ces charmantes plantes sur lesquelles je me couchais. Que le rouge est beau ! Que la lumière est belle ! Que Decamps est un grand homme ! Qu’il est vrai que les pierres, les arbres et les bêtes valent mieux que l’homme ! Je me tais, si je continuais, je reverrais intérieurement le soleil entre les feuillées et les pieds noirs des chênes ; je vous ferais un dithyrambe, c’est-à-dire une divagation ; j’oublierais que ma lettre est toute positive, utilitaire, et que j’ai un service à vous demander.

Ce service, le voici : savez-vous si quelque livre ou quelque revue anglaise a publié la biographie de Dickens ou quelque chose d’approchant ? Indiquez-les-moi, et ajoutez un petit mot sur le genre d’effet que vous a fait Dickens.

J’ai quelque plaisir à préparer cet article. L’homme en question est un type et nous apprend une infinité de choses sur le goût anglais. Une sensibilité souffrante, jamais le ton du récit simple, partout des élégies ou des satires. Les personnages ne sont point aimés pour eux-mêmes, par goût pour la logique, par plaisir de développer une force, comme dans Balzac. Il ne fait jamais abstraction de la morale ; il blesse, il loue, il raille,

  1. M. Taine a conservé jusqu’à la fin ce goût très vif pour la forêt de Fontainebleau et, chaque année, il faisait un séjour plus ou moins long à Barbizon ou à Marlotte