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la formule abstraite, qui classe et explique ses émotions, à raisonner, à prouver, c" est-à-dire à déchirer la toile intérieure qui le faisait peintre. Michel-Ange voulut écrire un livre sur la statuaire et ne put pas. Il ne savait pas analyser ses idées. Comparez le Jugement dernier de Martyn et le sien. Martyn part d’une idée religieuse abstraite : le Dieu immense, inconnu, perdu dans l’infini, avec les myriades de damnés et d’élus, dans une plaine sans fin, sous des échappées de lumière flamboyante. Son tableau n’est que la traduction d’une idée, d’une formule psychologique, d’une phrase générale qu’il a entendue au dernier sermon, celle-ci si vous voulez : « Le Dieu terrible environné d’éclairs viendra avec la multitude de ses anges séparer la race des Élus du peuple innombrable des damnés. » Vous voyez la prédominance de l’éducation psychologique moderne.

Regardez au contraire la copie de Sigalon, ou plutôt pensez à l’original que vous avez vu, homme heureux ! Le fond de l’esprit de Michel-Ange, c’est la vision incessante du corps humain. Pendant que nous vivions dans des livres, il vivait devant des formes. Enfant, il habitait chez un sculpteur, il assistait à des mascarades, il passait ses journées chez Médicis devant des collections d’antiques ; il façonnait des statues de neige ; il passait douze ans sur des cadavres, amoureux du muscle, pour apprendre l’anatomie. Aussi son Jugement dernier ne correspond nullement à l’idée que nous nous faisons d’une pareille scène. Son Christ est si réel, si bien membre, d’un corps si solide et si terrestre, que nous ne voudrions pas mieux pour un portefaix. Il n’y a rien d’infini ni de vague dans ses fonds. Il n’a voulu faire qu’une masse de corps puissans et terribles ; la terreur et la colère qu’il ressentait en composant n’ont passé que dans les torsions des muscles et dans les contractions des visages.

... J’entends à table des dissertations les plus complètes sur la médecine, les médecins, etc. On se croirait dans le cabinet de M. Purgon. Il y a des scènes de mœurs assez plaisantes ; par exemple, j’ai retrouvé ici le chevalier de Beauvoisis.

Ne croyez pas que je vous marque ce nom pour recommencer notre guerre. La paix soit avec Beyle et entre nous ! Quelqu’un qui a lu Julien, dernièrement m’a dit que c’est le livre le plus faux, le plus immoral, le plus misanthrope, le plus capable de détruire toutes les bonnes croyances ; ce quelqu’un a vécu et a beaucoup d’esprit. Mes admirations me sont renvoyées en malédictions.