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jamais vu ! » L’enfant, — elle avait à peine treize ans et demi, — finit toutefois par se distraire de son chagrin : elle voyait encore devant elle les trois ans de répit, le mariage ayant été fixé à l’été de 1767 ; et, en attendant, chacune de ses journées lui était une fête. Au château de Kew, elle avait un jardin à elle seule, où elle se plaisait à planter et à entretenir toute sorte de fleurs exotiques. Elle aimait aussi à apprendre par cœur des vers, anglais et français, parfois de longs rôles tragiques qu’elle déclamait avec un sérieux et une flamme extraordinaires. Mais surtout c’était la musique qui l’amusait et la passionnait : soit qu’elle chantât elle-même les beaux airs de feu M. Haendel, en s’accompagnant sur le clavecin, ou qu’elle allât entendre, au Palais de Saint-James, les tours de force d’un enfant prodige salzbourgeois, le petit Mozart, qui faisait à ce moment les délices de Londres.

Pourtant son chagrin n’était qu’endormi : il se réveilla tout entier quand, au mois de juin 1766, on lui dit que son fiancé, qui dans l’intervalle était devenu roi, désirait avancer d’un an la date du mariage. L’admirable et excellent sir Joshua Reynolds, qui eut alors à peindre son portrait, a raconté plus tard que jamais aucun portrait ne lui avait coûté autant de peine, parce que, disait-il, « la pauvre jeune princesse ne cessait point de pleurer. » Ses grands yeux bleus étaient pleins encore de larmes contenues, le soir du 1er octobre 1766, pendant que, dans la Chambre du Conseil de Saint-James, l’archevêque de Cantorbery célébrait son mariage, par procuration, en présence du roi et de toute la cour, l’unissant à un prince dont elle continuait à ne rien savoir, sinon que son union avec lui devait servir à le détacher de ses sympathies françaises, pour l’amener au projet d’une alliance du Danemark avec l’Angleterre. Le lendemain, au petit jour, elle eut à se mettre en route pour sa nouvelle patrie. Sa mère, personne sèche et dure, ne put s’empêcher d’être tristement émue en la voyant partir d’aussi mauvais gré. Elle lui donna, au dernier moment, une bague où elle avait fait graver ces mots : « Puisse-t-elle vous porter bonheur ! » Et l’on raconte que la jeune reine était si pâle et si défaite, si manifestement désespérée, sous l’effort qu’elle s’imposait pour paraître gaie, que, tout le long de la route, jusqu’au port de Harwich, les dames de sa suite pleurèrent autour d’elle.

On la plaignait d’autant plus que, depuis longtemps, on n’avait pas connu à la Cour de Londres une princesse aussi douce, aussi charmante de cœur et de manières, ni aussi jolie. Le vieux Reynolds se désolait de n’avoir pas pu lui rendre justice, dans le portrait qu’il avait fait d’elle ; mais ce portrait n’en suffit pas moins à noua donner une idée de