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des familles naturelles d’esprits. « Les familles véritables et naturelles des hommes ne sont pas si nombreuses ; quand on a un peu observé de ce côté et opéré sur des quantités suffisantes, on reconnaît combien les natures diverses d’esprits, d’organisations, se rapportent à certains types, à certains chefs principaux. Tel contemporain notable qu’on a bien vu et bien compris vous explique et vous pose toute une série de morts, du moment que la réelle ressemblance entre eux vous est manifeste et que certains caractères de famille ont saisi le regard. C’est absolument comme, en botanique, pour les plantes, en zoologie, pour les espèces animales. Il y a l’histoire naturelle morale, la méthode (à peine ébauchée) des familles naturelles d’esprits. Un individu bien observé se rapporte à l’espèce qu’on n’a vue que de très loin et l’éclaire. » La critique avec Sainte-Beuve, comme le roman avec Balzac, se trouve ainsi rapprochée de l’histoire naturelle. Elle ne se confond pas avec elle, sans doute, et l’assimilation ne saurait avoir une rigueur scientifique ; mais pour éviter cet excès on peut compter sur la prudence de Sainte-Beuve. L’essentiel est d’avoir montré le lien de parenté qui existe entre tous les genres d’étude qui ont la vie pour objet. Ajoutez enfin qu’il n’a pas nui à Sainte-Beuve d’avoir traversé les milieux mondains, et cherché les suffrages d’une société d’élite. Il y a évité de donner dans le pédantisme d’école. Sans l’urbanité du ton, le souci d’une forme accessible à tous, et sans une certaine recherche artistique, il n’y a pas de critique digne de ce nom.

C’est ainsi que Sainte-Beuve arrive peu à peu à achever l’instrument délicat et précis qu’il lui restera à employer dans la dernière partie de sa carrière ; et de cette façon il est vrai de dire que cette étude de Sainte-Beuve avant les Lundis pourrait bien être le meilleur moyen pour nous renseigner sur ce qui fait la véritable valeur des Lundis. En effet, du livre de M. Michaut deux conclusions se dégagent, également précieuses. Car il se peut bien qu’après tous ces détours, Sainte-Beuve soit revenu, en quelque manière, à son point de départ et que le critique des Lundis ressemble à celui du Globe plus qu’à aucun de ceux que nous avons vus se succéder en lui ; mais, s’il revient au point d’où il était parti, c’est avec une intelligence singulièrement élargie et un esprit remarquablement averti. Quelles que soient les idées qui composent son « fond véritable, » il sait pourquoi il les préfère à d’autres, et il s’y tient. Dorénavant il pourra se prêter à des formes d’esprit et de sensibilité très différentes de celles qu’il a lui-même adoptées, mais ce ne sera que pour faire œuvre de compréhension critique. Sur les matières essentielles, il ne variera plus. A défaut