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sensibilité ! » Sainte-Beuve est originairement une de ces natures secondes : il a pu observer et analyser en lui le phénomène dont il dramatise ici légèrement l’expression. Il est timide ; ç’a été dès le début un trait essentiel de sa complexion physique et morale : il lui est impossible de se trouver en face d’une volonté forte, d’une originalité puissante, sans aussitôt en subir l’ascendant, ployer devant elle, et fléchir. Il est d’une malléabilité extraordinaire. On en est frappé en lisant ses lettres : elles prennent une teinte différente suivant la nature d’esprit de chaque correspondant. Nul ne s’est mis plus vite au ton de chaque milieu qu’il a traversé ; nul n’en a plus rapidement adopté les idées et les préjugés, et, d’un mot, nul n’a été plus docile aux influences. Mais cette souplesse est fuyante. Sainte-Beuve est de ceux qui, à peine entrés, cherchent par où l’on sort. Les liens si aisément acceptés lui semblent aussitôt des chaînes. D’ailleurs, sa curiosité une fois satisfaite, le déplaisir ne manque pas de se faire sentir. L’esprit d’analyse, qui chez lui ne sommeille jamais longtemps, s’éveille décidément et mine par l’intérieur sa foi passagère. « Ses continuels engouemens, dit un de ses secrétaires, aboutissaient avec une régularité déplorable, avec une sorte de périodicité à de non moins continuels désenchantemens. » Il n’était pas dans son caractère de rompre avec brusquerie ; mais il laissait les liens se détacher dans le temps même qu’il en reformait d’autres. Les transitions lui étaient faciles, et il passait sans peine de la société doctrinaire du Globe, à la camaraderie du Cénacle, ou des bureaux du National, au salon aristocratique de l’Abbaye aux Bois. Il se trouvait aussitôt en harmonie avec son nouveau milieu. Aussi, pour connaître les idées et les sentimens de Sainte-Beuve à chacun des momens de cette période de formation, il n’est que de passer en revue les milieux divers et souvent opposés qui l’ont successivement façonné à leur ressemblance.

Le premier en date a été un milieu dévot. Sainte-Beuve a été élevé dans une ville de province par une mère et une tante très catholiques. Formé par elles, il a eu une « enfance pieuse. » Un jour est venu où il n’a plus voulu s’en souvenir et où il a rayé de sa biographie ce premier chapitre. Force nous est bien de le rétablir, si nous voulons comprendre la suite de la biographie psychologique de l’homme, et nous expliquer certaines parties de son œuvre. Il s’en faut en effet que Sainte-Beuve, héritier direct des philosophes du XVIIIe siècle, se soit tout de suite installé dans leur incrédulité tranquille. Nous verrons au contraire la sensibilité religieuse des premières années affleurer de nouveau chez lui dans certaines circonstances : il sera