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ne soit pour nous surtout l’auteur des Lundis, des Nouveaux Lundis et du Port-Royal, dont le complet achèvement est bien postérieur à la date où s’arrête son étude. Cette partie de l’œuvre du critique est celle où il a donné sa mesure, parce que c’est celle où il est arrivé à prendre pleine conscience de lui-même, à s’installer définitivement dans son rôle, à faire le compte de ses idées et à organiser sa méthode. Mais, pour parvenir à cette époque de plénitude, il lui avait fallu plus de vingt-cinq années de recherche inquiète, d’hésitations et de tâtonnemens, d’excursions en tous sens, de retours et de repentirs. Que d’enseignemens ne comportent pas ces années d’apprentissage et de voyage d’un critique ! Donc M. Michaut s’est proposé de suivre son auteur à travers chacune de ces expériences ; à propos de chacune d’elles, il montre quelle influence nouvelle Sainte-Beuve a subie, comment elle a, d’une façon plus ou moins passagère, modifié ses idées, quel gain en est résulté pour sa critique. La méthode suivie par M. Michaut est d’une sévérité didactique irréprochable ; on peut seulement regretter qu’il s’y soit astreint avec trop de docilité. Soucieux d’accompagner le plus mobile des écrivains à travers tous les détours de sa marche capricieuse, il ne nous a fait grâce d’aucun des accidens de la route. Il a voulu tout dire et épuiser la collection de ses notes. Le résultat est que les traits essentiels sont trop souvent noyés dans le flot des détails de moindre importance et que le relief du portrait disparaît sous l’excès des menues retouches.

Au surplus, le plan de ce travail avait été tracé par Sainte-Beuve lui-même, et cette étude de ses « métamorphoses » successives, c’est lui qui l’avait esquissée dans un passage souvent cité, mais qu’il faut bien rappeler, puisqu’il servira toujours de point de départ à toute recherche de ce genre. « Je suis l’esprit le plus brisé et le plus rompu aux métamorphoses. J’ai commencé franchement et crûment par le XVIIIe siècle le plus avancé, par Tracy, Daunou, Lamarck et la physiologie : là est mon fond véritable. De là je suis passé par l’école doctrinaire et psychologique du Globe, mais en faisant mes réserves et sans y adhérer. De là j’ai passé au romantisme poétique et par le monde de Victor Hugo, et j’ai eu l’air de m’y fondre. J’ai traversé ensuite ou plutôt côtoyé le Saint-Simonisme, et presque aussitôt le monde de Lamennais encore très catholique. En 1837, à Lausanne, j’ai côtoyé le calvinisme et le méthodisme, et j’ai dû m’efforcer à l’intéresser. Dans toutes ces traversées, je n’ai jamais aliéné ma volonté et mon jugement (hormis un moment, dans le monde de Hugo et par l’effet d’un charme), je n’ai jamais engagé ma croyance, mais je comprenais si bien les choses et les gens