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de la France à Tahiti, sur une solide garnison ? L’heure où l’importance internationale des moindres îles du Pacifique s’accroît et où chaque grande puissance s’efforce de s’y assurer des stations navales, a été précisément celle où les Chambres françaises ont décidé de désarmer Tahiti. Cent hommes d’infanterie de marine, un tiers de batterie d’artillerie, un détachement d’ouvriers militaires avec les magasins nécessaires, c’était sans doute peu de chose : la Chambre, sur le rapport de M. Messimy, a décidé de ne laisser dans l’île qu’une section d’infanterie et d’évacuer tout le reste sur Nouméa, où seront concentrés tous les moyens de défense. Cette mesure aurait été explicable si Tahiti avait pu être exposée à l’attaque de toute une escadre et au débarquement de troupes nombreuses, et s’il était légitime de parler des 10 000 hommes qu’exigerait, selon le rapporteur, la défense de l’île. Mais Tahiti est trop isolée pour pouvoir être attaquée avec de grandes forces ou bloquée pendant longtemps ; elle ne peut être enlevée, pour ainsi dire, qu’en passant, par un ou deux bâtimens qui, la sachant sans défense, tenteraient un coup de main. Un projet d’ouvrage défensif, dominant Papeete et sa rade, et qui, avec quelques canons, aurait suffi à repousser toute tentative de ce genre, a été préparé et même approuvé en haut lieu ; tous ces travaux, en y joignant le matériel nécessaire pour équiper les réserves européennes et indigènes, auraient coûté un million. La France a préféré, pour une mesquine économie, abandonner sa colonie à la merci du premier croiseur venu. Le gouvernement aurait l’intention de vendre toutes nos îles polynésiennes aux Etats-Unis ou de les leur laisser prendre, qu’il n’agirait pas autrement. Au moment où la lutte pour le Pacifique devient plus âpre et plus ardente, c’est là une faute qui bientôt peut-être sera irréparable.

Tels sont, dans cet Océan Pacifique dont on croyait naguère que ses dimensions seules suffiraient à en éloigner toute guerre, les intérêts en présence et les conflits en perspective. Ce ne sont plus, comme on disait autrefois, des « questions d’épices, » des querelles de marchands qui s’y disputent ; ce sont les intérêts vitaux de plusieurs grands peuples qui sont en jeu ; c’est l’empire maritime du monde. Le Japon, dans le Pacifique, lutte pour son agrandissement et pour sa vie même ; la Russie y est attirée par la nécessité d’assurer à ses immenses domaines continentaux