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petits sayons courts, rayés de mille couleurs, et d’énormes bonnets à poil. Tout cela, paraît-il, nous arrive en droite ligne de Djellahadah, en Afghanistan, à travers l’infini des plaines de sel, et tout cela, avec une lenteur majestueuse, entre en carillonnant. Il y en a tant, que la nuit est venue quand les derniers paraissent, animaux tout à fait fantastiques alors, vus à la lueur des éclairs.

Dans une mosquée voisine, on psalmodie à plusieurs voix, sur un air monotone comme le bruit de la mer. Et tout cela se fond ensemble pour bercer notre premier sommeil : les chants religieux, le nom d’Allah modulé avec une tristesse douce sur des notes très hautes, les sonnailles des caravanes, les grondemens de l’orage qui s’éloigne, le tambourinement de la pluie, les plaintes flûtées du vent dans les trous du mur...


Mercredi 23 mai. — Huit heures de route aujourd’hui, à travers de très mornes solitudes. Halte le soir dans un hameau misérable : une dizaine de vieilles maisonnettes d’argile auxquelles un ruisseau clair apporte la vie ; quelques petits champs de blé, un bouquet de trois ou quatre mûriers chargés de mûres blanches ; rien de plus, le désert à perte de vue tout autour. Les gens paraissent très pauvres, et sans doute le lieu est malsain, car ils ont la mine souffreteuse. Dans le terrier qui sera notre chambre, les hirondelles confiantes ont plusieurs nids au-dessus de la cheminée ; en allongeant le bras, on toucherait les petits qui montrent tous leurs têtes au balcon.

Et nous arrivons précisément le jour où les anciens d’ici, — une dizaine de vieux desséchés, — ont décidé de faire la première cueillette des mûres. Cela se passe à l’heure du repos, du kalyan et de la rêverie, quand nous sommes assis, avec deux ou trois pâtres, devant la porte du gîte en ruines, à écouter le gentil murmure de ce ruisseau unique et précieux, à regarder le soleil disparaître au fond des solitudes. Les quelques enfans, tous bien dépenaillés et bien pâlots, font cercle autour des mûriers rabougris dont on va secouer les branches ; pour une fois, la joie de cette attente anime leurs yeux, coutumiers de mélancolie. A chaque secousse donnée, les mûres tombent en pluie sur le triste sol durci, et les petits se précipitent comme des moineaux à qui l’on jette du grain, tandis que le plus décharné des vieillards arrête les trop gourmands, règle avec gravité le partage. Ces