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nous nous trouvons sans défense contre les marchands, qui nous sollicitent et s’emparent de nos mains pour nous entraîner. Nulle part nous n’avions vu tant de longues barbes teintes en rouge, ni de si hauts bonnets noirs ; tous ces gens ont l’air d’astrologues. Bon gré mal gré, il faut les suivre ; tantôt dans des filatures de soie presque souterraines où les ouvriers, pour travailler, doivent avoir des yeux de chat ; tantôt au fond de cours à ciel ouvert où un peu de clarté tombe sur des grenadiers tout rouges de fleurs ; et là on déballe à nos pieds les trésors d’Aladin, les armes damasquinées, les brocarts, les parures, les pierres fines. Surtout chez les marchands de tapis, où il faut par force accepter un kalyan et une tasse de thé, nous sommes longtemps prisonniers ; on déplie devant nous d’incomparables tissus de Kachan qui chatoient comme des plumages de colibri ; chaque tapis de prière représente un buisson rempli d’oiseaux, qui étale symétriquement ses branches au milieu d’un portique de mosquée, et le coloris est toujours une merveille. Les prix commencent chaque fois par être exorbitans, et nous faisons mine de partir au comble de l’indignation ; alors on nous retient par la manche, on rallume notre kalyan et on nous fait rasseoir. Telle est, du reste, toujours et partout, la comédie du marchandage oriental.

C’est donc en plein crépuscule que nous finissons par arriver au grand caravansérail, où nous a devancés notre voiture ; — un caravansérail très délabré, il va sans dire, mais tellement monumental qu’aucun porche de basilique ne pourrait se comparer, comme dimensions, à cette entrée revêtue de faïence bleue. Un vieux sorcier, dont la barbe est rouge comme du sang, nous conduit à des chambrettes hautes, que balaie à cette heure le vent d’orage.

Ici est le point de croisement des chemins qui viennent des déserts de l’Est à Kachan et de ceux qui conduisent à la mer Caspienne : aussi y a-t-il un continuel va-et-vient de caravanes dans cette ville. Au jour mourant, nous regardons s’engouffrer au-dessous de nous, dans l’ogive du portique, deux cents chameaux pour le moins, attachés à la file ; d’étonnans chameaux parés avec une pompe barbare, ayant des plumets sur la bosse, des queues de coq sur le front, des queues de renard aux oreilles, des fausses barbes faites de coquillages enfilés. Les chameliers qui les conduisent, figures plates du type mongol, portent des