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que nous n’aurons pas le bonheur de mourir à votre service ! » L’Empereur l’embrassa.

Les apprêts du départ traînaient par la faute de Bertrand, qui, en qualité de Grand-Maréchal, avait tenu à régler lui-même les moindres détails et y perdait la tête. « Je n’ai jamais vu homme plus empêtré, » écrivait l’officier d’ordonnance Planat. Enfin, les voitures impériales se rangèrent à la file dans la cour d’honneur, devant le porche en forme de tente qui servait de premier vestibule. En même temps, une calèche jaune, sans armoiries, attelée de quatre chevaux de poste, vint stationner à la petite porte du parc sur le chemin de traverse conduisant à la Celle-Saint-Cloud. C’était la voiture destinée à l’Empereur. Par une attention conforme à ses secrets désirs, on avait voulu lui épargner l’émotion de traverser la cour où ses serviteurs attendaient pour l’acclamer. Un peu avant cinq heures, le général Beker entra chez l’Empereur et lui annonça que tout était prêt. Napoléon embrassa encore une fois Hortense, promena un dernier regard sur son cabinet plein de tant de souvenirs heureux et de tant de pensées fécondes, et, sans dire un mot, il suivit le général. Il traversa la salle du Conseil, la salle à manger, le grand vestibule, passa dans le jardin par le frêle pont-levis que flanquaient deux obélisques de marbre rouge et gagna, au sud du parc, la petite porte où stationnait la calèche. Il s’y jeta d’un brusque élan. Bertrand s’assit à son côté, Rovigo et le général Beker prirent place en face de lui. Les chevaux partirent à une vive allure, s’enfoncèrent sous bois, et rejoignirent, par la Celle-Saint-Cloud, Rocquencourt et Saint-Cyr, la grande route de Paris à Rochefort. Napoléon était perdu dans sa rêverie. Le respect de l’Empereur, la grandeur de son infortune, la tristesse de ces jours maudits, imposaient à ses compagnons le recueillement et le silence. Jusqu’à Rambouillet, où il voulut s’arrêter, pas une parole ne fut prononcée.


HENRY HOUSSAYE.