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ma destinée, le jour même où j’aurai repoussé l’ennemi. » Beker résista un moment, objecta que ce message serait mieux rempli par un aide de camp de l’Empereur. Mais il était déjà subjugué. Il avait une âme de soldat où les paroles de Napoléon avaient ranimé la fierté et fait renaître l’espérance. Il partit sur-le-champ, désirant ardemment le succès de sa mission. Comme il s’éloignait, la princesse Hortense, qui venait d’apprendre les nouveaux projets, demanda à Napoléon « si l’on serait en forces. » « Non, répondit l’Empereur, mais que ne fait-on pas avec les Français ! »

Après avoir franchi, non sans difficulté, la barricade que l’on venait d’élever au pont de Neuilly, le général Beker entra à Paris, gagna les Tuileries, et fut introduit dans le salon où la Commission tenait séance. Sa vue provoqua la surprise et le dépit ; on croyait qu’il était déjà avec Napoléon sur la route de Rochefort. Sans entrer dans des explications préalables, Beker répéta textuellement les paroles que l’Empereur l’avait chargé de transmettre. « Est-ce qu’il se moque de nous ? s’écria Fouché d’une voix colère. Et ne sait-on pas comment il tiendrait ses promesses, si ses propositions étaient acceptables ! » Puis, s’adressant directement à Beker : « Pourquoi vous êtes-vous chargé d’une pareille mission, quand vous deviez hâter son départ, dans l’intérêt de sa sûreté personnelle que nous ne pouvons plus garantir ?... Dites-moi qui était avec l’Empereur, lorsqu’il vous a donné ce message ! » Beker nomma plusieurs personnes ; entre autres, le duc de Bassano. À ce nom, Fouché l’interrompit : « Je vois d’où est parti le coup. Mais dites à l’Empereur que ses offres ne peuvent être acceptées... Tout espoir de négociation serait perdu... Il est de la plus grande urgence qu’il parte immédiatement pour Rochefort, où il sera plus en sûreté qu’ici. »

Caulaincourt, Carnot, Quinette, Grenier, assis autour de la table aux côtés du président, gardaient un silence contraint, mais glacial. La face bouleversée de Caulaincourt et de Carnot décelait le combat qui se livrait dans leur cœur. Carnot, n’y tenant plus, se leva brusquement, et marcha à grands pas au fond de la salle jusqu’au départ de Beker, mais il se tut comme les autres. Ils semblaient tous dominés par Fouché.

L’attitude défiante, presque haineuse, du duc d’Otrante, ses paroles emportées, la torpeur de ses collègues, troublèrent Beker. Il se sentit un peu embarrassé de la mission qu’il avait acceptée.