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d’ormes, d’acacias et de hêtres, les sources nombreuses, les petites rivières, l’impression de fraîcheur et de calme. L’Empereur retrouvait les sites et les intérieurs qui lui étaient familiers, l’allée de tilleuls, l’étang aux cygnes, le temple antique, la salle du Conseil avec des trophées d’armes peints en trompe-l’œil, le salon décoré par Gérard et Girodet de scènes d’Ossian, son cabinet de travail où tout était religieusement conservé dans l’état où il l’avait laissé, cartes déployées, livres ouverts, enfin sa petite chambre attenante à celle de Joséphine. Chaque point de vue, chaque lieu, chaque objet le reportait à ces belles années du Consulat où les éclatantes faveurs de la Fortune séduite lui donnaient la croyance qu’il l’avait pour jamais asservie.

En 1815, aux mois d’avril et de mai, l’Empereur était venu plusieurs fois à la Malmaison avec la princesse Hortense. Mais il était encore dans la lutte et dans l’espérance ; les souvenirs avaient moins d’action sur son esprit. Maintenant, ils le reprenaient tout entier. Il s’absorbait dans ces douces et mélancoliques évocations, oublieux du présent, revivant le passé. Tantôt il restait silencieux, ranimant et suivant dans sa pensée des ressouvenirs lointains. Tantôt il rappelait à Hortense, à Mme Caffarelli, à Bassano, avec une certaine volubilité, des scènes et des incidens domestiques qui s’étaient passés à la Malmaison. La vue d’une allée, d’une peinture, d’un guéridon, du moindre objet lui en donnait l’occasion en ravivant sa mémoire. Il redisait des paroles de Joséphine, répétait des plaisanteries de Lannes, de Rapp, de Junot, de Bessières, contait des épisodes des fêtes de nuit et des parties de barres. Pendant une promenade dans le parc, avec Hortense, il s’arrêta devant un massif de rosiers en pleine floraison, et dit, comme se parlant à lui-même : « Cette pauvre Joséphine ! je ne puis m’accoutumer à habiter ici sans elle. Il me semble toujours la voir sortir d’une allée et cueillir une de ces fleurs qu’elle aimait tant... C’était bien la femme la plus remplie de grâce que j’aie jamais vue ! »


II

Trois fois, depuis trois jours, Napoléon avait fait la demande formelle d’aller s’embarquer à Rochefort pour les États-Unis. Aux deux premières demandes, transmises verbalement par Bertrand, le 23 et le 24 juin, au ministre de la Marine Decrès et communiquées