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vous aurais désigné de préférence, car je connais depuis longtemps votre loyauté. » Il l’entraîna dans le parc par la porte vitrée qui y donnait directement et commença de le questionner sur l’opinion de Paris, les espérances du gouvernement, les nouvelles de l’armée, les négociations. Au cours de cet entretien qui dura deux heures, Beker dit que l’Empereur aurait mieux fait de rester à la tête de l’armée ; qu’il aurait gagné trois mois ; qu’en abdiquant conditionnellement en faveur de son fils, il aurait fort embarrassé son beau-père, l’empereur d’Autriche. L’Empereur coupa court à ces niaiseries : « Vous ne connaissez pas ces gens-là ! » Puis il exposa les raisons très légitimes de son retour à Paris. « Mais, conclut-il, il n’y a plus d’énergie. Tout est usé, démoralisé. Comment compter sur un peuple que la perte d’une seule bataille met à la discrétion de l’ennemi ? » L’Empereur ne pouvait se faire à cette idée que la Chambre l’eût renversé parce qu’il avait perdu une bataille. Plus tard, il disait encore à Gourgaud : « Si j’avais été l’homme du choix des Anglais, comme je l’étais du choix des Français, j’aurais pu perdre dix batailles de Waterloo sans perdre une seule voix dans les Chambres. »

Bien que la nuit fût venue depuis longtemps, Napoléon continuait sa promenade dans le parc, sous le ciel profond, scintillant d’étoiles. Ses paroles embrassaient le présent et l’avenir. Il semblait moins affecté de sa position que Beker ne l’était lui-même et paraissait avoir oublié son empire. Quand il parlait de lui, c’était pour causer de sa retraite projetée en Amérique, des moyens de gagner les États-Unis, des prétentions que les alliés devaient avoir sur sa personne. « Il me tarde, disait-il, de quitter la France pour échapper à cette catastrophe dont l’odieux retomberait sur la nation. » Ses derniers mots en rentrant au château furent : « Qu’on me donne les deux frégates que j’ai demandées, et je pars à l’instant pour Rochefort. Encore faut-il que je puisse me rendre convenablement à ma destination, sans tomber aux mains de mes ennemis. »

L’Empereur, inoccupé et sans espérance, passa la journée du lendemain dans la rêverie et le souvenir. La Malmaison était encore telle qu’il l’avait habitée pendant le Consulat. C’était la même distribution des appartemens, le même décor néo-grec, les mêmes meubles, les mêmes statues, les mêmes tableaux, et, dans le parc, les vastes pelouses, les corbeilles de fleurs, les arbres exotiques, les taillis de sureaux et de lilas, les futaies