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aux devoirs que la défense du pays pourrait nous imposer un jour, nous n’avions tous qu’une façon de les comprendre, de même que nous n’aurions eu qu’une façon de les remplir, si l’heure des dévouemens suprêmes avait sonné. M. Ribot a fait à la tribune des citations curieuses de M. Jaurès, qui parlait alors comme M. Ribot le fait encore aujourd’hui. Il se moquait de ceux qui montrent les nations de l’Europe pliant sous le fardeau des armemens. « L’Europe est riche, disait-il, elle est puissante, elle peut continuer d’entretenir toutes ces armées... Ce n’est pas des dépenses de la guerre que souffrent les nations européennes, c’est d’une crise économique ; et, le jour où l’industrie et le commerce se ranimeront, toutes les nations porteront leurs armées comme le soldat gaillard et leste porte son sac au début d’une étape. » M. Jaurès a peut-être oublié ces anciens articles, bien qu’il les ait réunis en volume. Croirait-on que, parlant alors du désarmement simultané des nations européennes, il le qualifiait de « chimère criminelle ? « Quelle métamorphose s’est opérée en lui en si peu d’années ! En faisant ces citations, M. Ribot ne s’abandonnait pas à des intentions de polémique, ni encore moins d’ironie : il voulait seulement prouver ce que nous venons de dire après lui, que, sur certaines questions essentielles, républicains ou réactionnaires, modérés ou socialistes, nous aidons tous une même pensée, ou plutôt un même idéal. Notre patriotisme alors était tranquille et confiant. Nous étions sûrs les uns des autres. Malgré la vivacité de nos disputes, nous savions bien que, le moment venu, nous n’aurions qu’une seule âme. En est-il de même aujourd’hui ?

Ce serait la plus sanglante injure à faire à un parti que de l’accuser de manquer de patriotisme ; il protesterait aussitôt avec indignation, et, nous n’en doutons pas, avec sincérité. Mais, en prononçant le même mot, continuons-nous d’entendre exactement la même chose ? Le mot sonne de même aux oreilles ; l’idée se présente-t-elle de même aux esprits ? Évidemment non. M. Jaurès, qui concluait naguère en disant : « Ni guerre, ni renoncement, » a écrit depuis à des camarades italiens la lettre où il justifie la Triple Alliance et la considère comme un contrepoids indispensable aux dangereuses fantaisies franco-russes. Le désarmement n’est plus, à ses yeux, ni chimérique, ni criminel, et il travaille à faire de l’armée une simple milice, au milieu des formidables armemens que poursuivent les nations voisines. Patriotisme, soit, mais patriotisme d’un nouveau genre. Et que dirons-nous de M. de Pressensé ? M. de Pressensé était, il y a quelques semaines, rapporteur du budget des Affaires étrangères. Pour la première