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Une telle musique va plus loin encore. Autant elle défigure ou travestit nos relations avec Dieu, autant, par rapport à nous, elle dénature et rabaisse Dieu même. Comme s’il ne lui suffisait pas de transformer la vie chrétienne en un drame de la terre, elle fait de Jésus-Christ un héros terrestre et dramatique. De sa naissance et de sa mort, les messes de minuit, les Stabat et les Sept paroles, ne nous disent, ne nous chantent plus rien que d’humain.

Il n’est pas un croyant, pas un artiste, qui ne puisse témoigner des licences que l’art mondain prend avec la liturgie. Les exemples seraient innombrables. On connaît le programme ordinaire des « grands mariages » et des « services de première classe, » le style des messes de Noël ou de Pâques et des saints qualifiés de solennels. L’Agnus Dei se chante également sur un air d’amour de la Damnation de Faust et sur l’intermède de Cavalleria rusticana. Ce n’est même plus la marche du Songe d’une nuit d’été qui fait escorte à la jeune épousée : c’est la « méditation » de Thaïs. Une absoute n’est que le dernier des concerts ou des opéras auquel assiste le défunt. On a vu des pèlerins entrer dans la basilique de Montmartre aux sons de l’ouverture d’Obéron, exécutée par une fanfare, et je sais une église normande où, le dimanche, à la « messe des baigneurs, » les Tziganes ont joué.

« Ma maison est une maison de prière ; » et la musique ne permet plus qu’on y prie. Toute d’apparence et d’extérieur, quand ce n’est pas de feinte et de mensonge, elle contredit, loin de les exprimer, les plus profondes, les plus surnaturelles vérités. Elle néglige, elle détruit l’essence ou l’âme de la pensée et du sentiment, de la croyance et de l’amour. Elle ne fausse pas seulement l’idéal religieux : elle le supprime. Elle est mortelle à l’esprit, que le son, comme la lettre, peut tuer.

C’est une confusion, dirait la Bible. Et ce n’est que la première. Une autre, non moins déplorable, s’y est ajoutée. La trop fameuse devise : « L’art pour l’art, » funeste même dans le monde, à l’église est impie. elle y a régné pourtant ; elle y a consommé son œuvre pernicieuse. Elle a rompu, renversé le rapport logique et nécessaire des choses, en sacrifiant la liturgie ou le culte à la musique, c’est-à-dire le principal à l’accessoire et la fin au moyen. Il n’y a pas de pire désordre et qui se paie plus chèrement. Aussi, qu’est-il arrivé ? La musique à l’église s’est regardée ou mieux écoutée elle-même ; elle s’est complu en soi et n’a plus aimé que sa propre excellence. Alors elle a perdu le sceau de la ressemblance divine et n’est pas demeurée dans la vérité.