Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/691

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

empêcher les exodes de fermiers des Terres Noires vers les espaces inoccupés du Turkestan et de la Sibérie. Néanmoins, malgré toutes les précautions, 110 000 Russes réussirent à se glisser à travers l’Oural, de 1860 à 1880, et 440 000 les rejoignirent au cours de la période décennale suivante. Alors le tsar Alexandre III décida d’organiser pratiquement un mouvement qu’il reconnaissait ne pouvoir supprimer, et de le faire coopérer à l’établissement du chemin de fer transsibérien.

Une Société fut constituée, avec le patronage impérial, et mise sous la haute direction du Comité des Ministres. Elle fit composer et répandre à profusion des brochures vulgarisatrices ; elle autorisa l’envoi, par des émigrans isolés ou groupés, de mandataires spéciaux dits Khodoki, chargés d’aller, préalablement au départ de leurs commettans, étudier en Sibérie l’emplacement et les conditions générales de leur établissement éventuel. Elle créa une caisse dite des Fonds d’avance. Elle les distribua aux émigrans, par sommes variant de 255 à 400 francs par tête, suivant les régions choisies, remboursables à compter de la cinquième année, en vingt annuités égales. Dans d’immenses réserves ménagées tout le long de la future voie ferrée, elle attribuait 10 hectares à chaque famille. Réglant l’avancement de ce peuplement sur celui de la pose des rails, elle réduisait de 75 p. 100 le prix du voyage, fournissait, à l’arrivée, les moyens de transport nécessaires pour gagner l’emplacement de la concession, des instrumens aratoires, des bestiaux, des semences, des matériaux pour les maisons, le droit de couper du bois de charpente dans les forêts de l’État, exemption de la totalité de l’impôt pendant les trois premières années, de la moitié pendant les trois suivantes, et un sursis de trois ans pour le service militaire.

Ces mesures intelligentes, appliquées avec suite, firent merveille. Dès 1896, les lots de terre de colonisation devenaient rares au voisinage immédiat des rubans de fer du Transsibérien. Il fallut alors s’en éloigner et distribuer des concessions taillées dans les taïgas et les ourmans, vastes clairières ou zones marécageuses situées au milieu de forêts vierges. Le mouvement était si puissant que 44 p. 100 du nombre total des émigrans vint d’Europe sans s’être mis en règle avec la loi et sans avoir eu recours ni aux Khodoki, ni à la Société impériale.

Pendant quelques années, l’entreprise parut prospérer. Sept millions d’hectares furent défrichés et huit millions explorés scientifiquement. Une masse de 1 500 000 individus vint se fixer en Sibérie. Mais le plus grand nombre resta dans la zone des terres d’alluvion, où un