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marbre pour la remplir de délices, j’évaluais le tribut agreste, et je prévoyais la splendeur de mes brocarts et de mes ornemens ! Ainsi, j’ai porté sur mon corps votre fraîcheur pour mon plaisir ! Hélas ! votre fraîcheur n’est plus sur moi, dans les plis de mes robes et de mes voiles ; mais il me semble maintenant que toute votre maturité se défait dans mes veines, et que je suis toute dégouttante de votre bonté perdue ! Ses lèvres trouveraient en moi un goût d’une puissance irrésistible, s’il me revenait de l’oubli qui le tient !… Vivre ! vivre encore, pour l’envelopper, comme d’un feu, de ma vie qui souffre, pour donner à ses jours et à ses nuits des passions neuves, ignorées, des inventions inouïes de volupté et d’angoisse !… Ah ! je veux me faire une beauté nouvelle avec mes larmes, avec ma fièvre, avec mes poisons… »

Sur les planches, entre la frise et la rampe, le jardin de la dogaresse, — à supposer qu’on le figurât, — n’aurait ni parfum ni splendeur de vie ; il s’interposerait, au contraire, comme un mensonge médiocre, comme une reproduction inférieure à la réalité, entre les fécondités symboliques évoquées par le poète, et l’émotion du spectateur.

C’est le droit d’un poète lyrique de disposer, à son gré, des élémens, de supprimer, comme il lui plaît, les tyrannies de la physique, d’arracher nos corps aux lois de la pesanteur pour les élever à son gré, dans des ascensions. Mais à la scène, où on est dans le visible et le tangible, il faut, qu’on le veuille ou non, se conformer à ce qui est. Tout spectateur de théâtre est comme Thomas qui dit : « Si je ne mets pas ma main dans la blessure de Son côté, je ne croirai pas qu’il est ressuscité ! »

A la représentation de la Gioconde, on a eu la sensation directe de l’inconvénient qu’il y a à confondre l’intention lyrique avec la réalité plastique, le symbole avec le fait.

C’était assurément une très noble idée de nous montrer Silvia, l’épouse du sculpteur Settala, interposant ses mains entre la chute de la statue et la terre, pour empêcher que l’œuvre glorieuse, renversée par l’égoïsme de la maîtresse, se brisât en mille pièces sur le sol. Cela se peut lire dans un roman, cela peut s’écrire en vers lyriques : cela ne peut pas se montrer réellement sur le théâtre. M. d’Annunzio a cru tourner la difficulté en plaçant sa scène derrière ce fameux rideau qui, chez lui, cache perpétuellement l’action, — qu’il soit voilette sur la figure