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Il est le fils de cette sensualité brûlante, follement voluptueuse, qui, dans son extrême jeunesse, avait encore sur les lèvres le sourire du « Plaisir. » Mais, à mesure que les expériences de désir s’accumulent, « l’Enfant de volupté » devient plus difficile à émouvoir. La douleur des autres finit par lui être nécessaire, — non point seulement le tourment psychologique de cette femme qu’il torture avec une pointe de délices dans l’escalier de la « Villa Chigi, » — mais la souffrance physique elle-même, la blessure qui saigne, et qui contraint le poète voluptueux, épuisé de sa volupté, à frôler parfois de l’aile les inquiétudes du sadisme. Tout le lyrisme, toute l’exaltation de M. d’Annunzio, n’empêchent pas que le spectateur sente constamment cette pointe aiguë sous les fleurs, et qu’il ne flaire le ver dans tous les fruits qu’on lui tend.

L’émotion qui sort de cette défiance est, de sa nature, très différente de l’horreur tragique dont les Grecs étaient secoués quand ils voyaient l’Amour monter sur la scène avec la figure du Destin. Leur angoisse descendait alors du ciel. Celle que M. d’Annunzio nous impose monte des fonds les plus obscurs de nous-mêmes. Elle comporte une perversité inconnue de l’honnête et saine nature. Si l’on rapproche cet état d’esprit d’un poète trop raffiné, devenu le prisonnier de cette volupté à laquelle il doit le meilleur de son talent, de la célèbre phrase de Térence : « Homo sum, nihil humani a me alienum puto, » on comprendra mieux pourquoi les personnages des drames de M. d’Annunzio ne nous touchent pas toujours, malgré ce qu’il y a d’excessif dans leurs souffrances ; et pourquoi, seul derrière leurs masques, le poète nous captive, nous charme, nous trouble, et trop souvent aussi nous révolte, avec son visage de tourment et ses stigmates de damnation.

Dans ce vertige, n’a-t-il pas fini par entonner, en l’honneur des dieux païens et des temples reconstruits, cet hymne d’exubérance antichrétienne qui, après tant de foudres de la critique, lui a attiré les foudres de la Rome pontificale ? La basilique de Saint-Pierre gène, de son dôme, l’horizon de M. d’Annunzio. Les temples de Mars, de Saturne, d’Apollon, de Vénus suffiraient à sa dévotion. C’est sa force et c’est sa faiblesse. Il s’impose à nous, dans un siècle pratique, par la violence de ses passions ; il nous étonne quand, d’un trait de sa fantaisie poétique, il biffe deux mille ans d’histoire, deux mille ans d’évolution de