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l’a noyée. Alexandre constate le fait presque sans révolte, et l’aveugle a beau paraître pour crier : « J’y vois ! j’y vois ! » personne ne sait clairement où l’auteur nous a menés, par où il a passé, et si vraiment il désirait nous conduire quelque part.

Du moins M. d’Annunzio donne-t-il son avis tout franc dans la Gioconde : « … L’artiste a tous les droits dans son effort pour créer. » Quelque opinion que l’on ait de cette affirmation au point de vue social ou moral, il faut savoir gré à M. d’Annunzio de l’avoir laissée paraître. Sa pièce gagne en clarté, en mouvement, en intérêt dramatique, toutes les fois que cette idée renaît dans l’âme du sculpteur Settala ; qu’elle y fait du progrès ; qu’elle combat la tendresse qu’il éprouve, malgré tout, pour sa femme et pour sa petite fille ; toutes les fois qu’elle s’affirme avec la férocité de l’égoïsme par la belle bouche de la Gioconde, voire lorsqu’on croit l’apercevoir, à la fin, après le sacrifice, à travers la résignation mutilée de Silvia. Comment M. d’Annunzio n’est-il pas averti, par l’émotion du spectateur, que sa théorie est fausse, du moins au théâtre ? Les hommes qui l’écoutent sont certains qu’ils peuvent, pour une part, modifier leurs façons de sentir, lutter contre leurs passions, et c’est pourquoi, tous, ils sont remués d’une saine espérance à la minute où le sculpteur, guéri de sa blessure, rêve, les mains dans les mains de sa femme, de renoncer, pour l’amour d’elle, à son égoïsme.

… « Je ne me suis jamais trouvé aussi bien qu’aujourd’hui ! Assieds-toi là, avec moi à tes pieds. De toute mon âme, maintenant, je t’adore ! je t’adore… C’est comme un débordement qui vient de loin, un débordement de toutes les choses belles, de toutes les choses bonnes que tu as versées dans mon âme depuis que tu m’aimes ; j’en avais le cœur si gonflé, que, tout à l’heure, je chancelais sous le poids… »

Et plus loin :

… « Écoute, écoute-moi : les peines que tu as souffertes, les blessures que tu as reçues sans un cri, les larmes que tu as cachées pour que je n’aie ni honte ni remords, les sourires dont tu voilais tes agonies, ton courage invincible devant la mort, ta lutte haletante pour ma vie, l’espérance toujours allumée à mon chevet, les veilles, les soins, l’attente, la joie, tout ce qu’il y a de profond en toi, de doux et d’héroïque, tout, je sais tout, chère âme… Je bénis l’heure où on m’a porté mourant dans cette maison de ton martyre, de ta foi, pour recevoir une seconde