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nous voudrions voir. Nous ne connaîtrons que les récits des suivantes qui battent la ville, ou qui veillent sur la terrasse du palais. Nous apprendrons comment on prépare un envoûtement en collaboration avec une sorcière, mais nous ne verrons pas comment on meurt de cette magie.

Il faut d’ailleurs noter ici, qu’éclairé peut-être plus qu’il ne voulait l’avouer, par l’expérience de la représentation du Songe d’une matinée de printemps, M. d’Annunzio a retardé jusqu’à ce jour la décision qui mettrait sur la scène la lamentation de la dogaresse. Cette réserve n’est cependant pas un désaveu de la poétique à laquelle il est attaché par libre choix de sa réflexion, ou par nécessité de son tempérament, car c’est elle qui soutient, dirige, éclaire, — et obscurcit, les cinq actes de la Ville morte. Dans la publication qu’il a commencée de son théâtre, le poète place cette « tragédie, » jouée seulement en 1898, en tête de toutes ses œuvres dramatiques. C’est qu’il y a donné la théorie et la formule de cette « fatalité » de l’amour qui est sa doctrine préférée, et qui, à son avis, relie son œuvre, par-dessus la foi chrétienne, aux conceptions de l’antiquité.

On se rappelle quelle est, dans Homère et dans les tragiques grecs, l’indulgence de Priam, de toute la famille troyenne, pour Hélène. Pas une seconde le vieux roi, ni ses fils, ni ses brus, ne songent à reprocher à la femme de Ménélas d’avoir attiré sur eux tant de maux. Elle leur apparaît comme la première victime de cette fatalité, que les hommes nomment amour. C’est parce qu’Hélène a subi ce vertige, et n’est point coupable, que Ménélas continue à l’aimer, qu’il la reprendra dans son palais. Mais, dans le temps même où l’on fait à M. d’Annunzio la concession de reconnaître avec lui que tel fut bien, en effet, l’aspect de folie, ou de « manie » sans responsabilité, sous lequel les tragiques grecs conçurent l’amour, comment s’empêcherait-on de lui faire observer que ces tragiques n’ont jamais donné pour trame, pour soutien, à leurs poèmes dramatiques, un sentiment qu’ils jugeaient si incapable d’évolution ? La politique, la cruauté des dieux, la tendresse paternelle et maternelle, sont le fond de tous ces drames antiques. L’amour fatal et monotone n’y est jamais qu’un accessoire. Ce parti pris n’apparaît-il pas dans toute sa clarté lorsque, par exemple, au sortir de la lecture de l’Hippolyte d’Euripide, on ouvre la Phèdre de Racine ?

Or, dans la Ville morte de M. d’Annunzio, c’est cet amour