Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/660

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’Académie française, toujours fidèle à ses membres dans la mauvaise fortune comme dans la bonne, avait délégué le vicomte Melchior de Vogüé. Voici quelques lignes de sa péroraison : « L’humanité peut hésiter un moment devant les tâches rationnelles et nécessaires : armée du pouvoir souverain que la science lui a conféré, elle ne balancera pas longtemps à les accomplir. Le jour est prochain peut-être, le jour viendra certainement où un navire passera au pied de cette vigie anxieuse, qui l’attend : il aura fait le tour abrégé du monde en franchissant, dans les deux hémisphères, les deux canaux interocéaniques. Ah ! que le Dieu juste l’amène vite, le vaisseau consolateur qui cicatrisera l’ancienne blessure, le messager de la revanche qui apportera cette complète réparation ! Laissez-moi faire un dernier souhait : puisse-t-il battre les couleurs de France, le navire annonciateur de la bonne nouvelle ! »

Assurément l’autre canal interocéanique s’exécutera quelque jour, bien qu’il ne soit guère permis d’espérer aujourd’hui que ce sera par des mains françaises. Quand même le vœu exprimé par l’éloquent académicien ne se réaliserait pas de tout point, il semble que les années, en s’écoulant, en isolant de nos dernières polémiques la mémoire de Lesseps, en le faisant justiciable uniquement de l’histoire, doivent amener pour cet homme de volonté et d’action, tour à tour si heureux et si malheureux, des appréciations de plus en plus équitables, peut-être de plus en plus clémentes. On distinguera mieux, parmi les succès et les fautes, ce qui lui appartient en propre. On n’oubliera pas que, sur la terre d’Egypte, il a laissé une trace plus profonde que les plus fameux conquérans qui y parurent avant lui et que, dans la transformation du monde, il a joué un rôle comparable à celui des Colomb et des Gama. Or, quel est l’homme, parmi ces grands découvreurs et ces grands conquérans, qui n’a compté que des victoires sans mélange d’infortunes ? Quel est celui qui n’a doté l’humanité que de bienfaits sans compensation ? C’est pourtant à leur toise qu’il convient de mesurer Ferdinand de Lesseps.


ALFRED RAMBAUD.