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sur les recettes fournies par le transit de vaisseaux britanniques. D’une part, des actionnaires surtout français ; d’autre part, des cliens surtout anglais. Il y avait là deux intérêts diamétralement opposés, deux prétentions qu’on pouvait croire parfois inconciliables. L’antithèse est nettement posée dans un échange de vues, en février 1885, entre lord Granville et Waddington, ambassadeur de France à Londres. Le Canal de Suez, faisait observer celui-ci, est une œuvre essentiellement française. — Le Canal, répondait celui-là, bien que construit par des Français, ne vit que par le transit du commerce anglais. — C’est possible, répliquait notre ambassadeur, mais « si le Canal n’avait pas été creusé par M. de Lesseps, il n’y aurait de transit d’aucune espèce. » Ce court dialogue pourrait servir d’épigraphe à toute l’histoire ultérieure du Canal.

Peu de temps après l’apothéose de novembre 1869, que suivit de près la chute de l’Empire, la situation financière de la Compagnie se révéla très difficile. La réalisation de son œuvre avait coûté 432 807 885 francs. Or. la Compagnie n’avait pu disposer que des 200 millions du capital social (le Khédive ayant pris à son compte les 176 602 actions que Lesseps avait réservées pour l’option de l’Angleterre) et des 100 millions de l’emprunt de 1868. Les recettes et la progression des recettes n’avaient pas été suffisantes pour combler la différence. La Compagnie était en retard pour le paiement de trois coupons, soit de 15 millions, aux obligataires. Les réclamations des obligataires et des autres créanciers, les assignations devant le tribunal de commerce de la Seine se multipliaient. Il pleuvait du papier timbré. D’autre part, aucun dividende n’étant réparti, les actions tombaient au-dessous du pair. La spéculation en profitait pour organiser une campagne de presse contre la Compagnie, dont les titres s’en trouvaient encore plus discrédités. Elle tenta d’émettre un nouvel emprunt de 20 millions : il ne fut couvert que jusqu’à concurrence de 12 millions. On put croire un moment qu’elle serait contrainte à liquider.

A la taxe de 10 francs par tonne payée par les navires transitans dans le Canal elle voulut ajouter une surtaxe, temporaire à la vérité, de 1 franc par tonne. Cette tentative n’eut d’autre résultat que de provoquer les protestations des armateurs et de soulever la question très épineuse de l’évaluation du tonnage. La Compagnie imposait celle de l’ordonnance de Colbert (1681),