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cerveau de Bulwer. Il se poursuivait, avec l’alliage des arrière-pensées que Bulwer, à la fois convaincu et convoiteux, avait rapportées d’Egypte à Constantinople. Certes, l’amende honorable que l’on faisait au génie longtemps méconnu de Lesseps était aussi complète qu’il le pouvait désirer. Dès 1868, lord Stanley avait, à la stupeur des cotonniers anglais qui l’écoutaient, fait cette déclaration : « Je n’ai aucune espèce de doute sur l’achèvement définitif du canal de Suez. » Duckworth, président de la chambre de commerce de Liverpool, rendait un public hommage à un des « grands bienfaiteurs de l’humanité, » affirmant que la postérité le lui rendrait « d’une façon plus ample et illimitée. » Gladstone s’écriait : « Nos grands ingénieurs se sont trompés ; M. de Lesseps était dans le vrai. » La reine d’Angleterre envoyait à celui-ci la grand-croix de l’Etoile de l’Inde, pour « l’énergie, l’habileté, la persévérance, avec lesquelles, pendant tant d’années et au milieu de si grandes difficultés, il avait poursuivi la création du Canal. » Avec des considérans analogues, la Cité de Londres lui décernait le titre de citoyen. Le Times, qui l’avait tant de fois diffamé, saluait par ces lignes son débarquement en Angleterre : « Le Canal de Suez est une des merveilles du monde moderne. Maintenant qu’il est fait, nombre de gens diront qu’il n’était pas difficile de le faire... M. de Lesseps arrive dans un pays qui n’a rien fait pour le Canal et qui, cependant, depuis qu’il est ouvert, l’a fait traverser par plus de navires que toutes les nations du monde ensemble. Ce pays lui fournira les dividendes presque entiers que ses actionnaires recevront. Que ce soit la satisfaction que nous offrons pour le tort que nous avons pu primitivement avoir ! »

Ainsi toute l’Angleterre, — commerçans, financiers, publicistes, les gouvernans eux-mêmes, — confessait « la grande faute d’incrédulité. » Restait à savoir comment on se proposait de la réparer. En ce qui concerne les intérêts français, la pénitence devait être pire que le péché. Les grosses difficultés, les vrais périls commencèrent lorsque les Anglais eurent cessé d’être « incrédules. »

Ce qui dominait la situation, c’était une dangereuse antinomie. Le Canal avait été exécuté uniquement par l’énergie française, presque uniquement par les capitaux français, sans aucune souscription britannique ; mais la rémunération des capitaux français allait reposer, pour les quatre cinquièmes au moins,