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avait quelque grief contre lui ou son gouvernement. On lui répondit par ce simple mot : Firman. Le Turc comprit, et quelques jours après arrivait en France l’iradé vainement sollicité depuis douze ans, le firman libérateur.

Le 14 mars 1869, le Canal, poussé jusqu’aux lacs Amers, y déversait, en présence du vice-roi et du prince de Galles, les eaux de la Méditerranée. Elles s’y rencontraient avec celles de la Mer-Rouge. La grande œuvre était achevée. Il ne restait plus qu’à en faire l’inauguration solennelle. Elle eut lieu le 17 novembre, avec une splendeur exceptionnelle, au milieu d’un prodigieux concours d’indigènes et d’étrangers, en présence de l’impératrice des Français, de l’empereur d’Autriche, du prince royal de Prusse, du couple héritier des Pays-Bas, de l’émir Abd-el-Kader, d’une infinité de princes et princesses, de diplomates, de généraux, d’amiraux, de savans, d’armateurs, d’ingénieurs. On peut dire que toute l’Europe fut témoin à ce « mariage des deux mers. » Je ne peux que renvoyer à l’ouvrage de M. Charles-Roux pour le détail de ces brillantes cérémonies. Tous les hôtes purent contempler ces villes nouvelles que le génie français avait fait sortir des sables ou des marais : Port-Saïd sur la Méditerranée, Ismaïlia sur le lac Timsah, Port-Tewfik sur la Mer-Rouge. Ils purent, sur une flottille nombreuse et magnifiquement pavoisée, naviguer sur le Canal enfin ouvert à toutes les nations et que l’énergie d’un homme avait fait passer du domaine du rêve dans le domaine de l’éblouissante réalité. Ce fut pour Lesseps un jour d’apogée et la récompense de quinze ans de persévérance. Comme l’a dit excellemment le vicomte Melchior de Vogué : « Désirs des vieux Pharaons, des conquérans romains, des khalifes arabes, du conquérant français et de ses savans confrères, désirs de Sésostris, d’Alexandre, de César et de Bonaparte, il n’a pas fallu moins que ces velléités pour forger enfin la volonté que nous l’avons vue vivre et vaincre dans la personne de Ferdinand de Lesseps. »


VI

La présence du prince de Galles à l’inondation des lacs Amers, celle de l’ambassadeur britannique George Elliot à la grande inauguration, indiquaient assez le revirement qui s’était opéré dans l’opinion britannique. Nous l’avons vu commencer dans le