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donnaient à Lesseps et aux « aventuriers qui l’ont soutenu de leur argent, » le conseil charitable « de se tirer promptement d’une mauvaise affaire et de faire le meilleur marché qu’ils pourront avec le pacha. » Cette fois les Anglais ne contestaient plus la possibilité d’achever le Canal ; ils travaillaient simplement à s’en réserver l’achèvement.

Nubar-Pacha, qui avait si bien réussi à Constantinople, était venu à Paris dans l’espoir d’y compléter son œuvre de destruction ou de spoliation. M. Charles-Roux nous révèle qu’il y trouva, jusque dans l’entourage et presque la famille de l’Empereur, d’étranges patronages. Lesseps les démasqua et les flétrit en quelques boutades énergiques. Puis c’est à Nubar-Pacha qu’il s’attaqua. Il l’assigna devant le tribunal civil de la Seine, « pour avoir, en sa qualité privée, pris la responsabilité de la publication de documens falsifiés et diffamatoires contre la Compagnie. » Les actionnaires de celle-ci donnèrent un grand banquet présidé par le prince Napoléon et où le monde officiel était largement représenté. Le prince, dans son toast, prit vivement à partie l’intrigant ministre du Khédive : « Nubar est venu ici, quoi faire ? Essayer de mettre le désordre parmi nous... Quelles furent ses lettres de recommandation ? Ai-je besoin de le dire ? Des lettres de crédit sur des banquiers anglais. Son argent de poche, de quoi se composait-il ? De livres sterling, et non de napoléons d’or. » D’autres manifestations achevèrent de terrifier le ministre infidèle. Pour comble, à Paris même, Lesseps put signifier à Nubar-Pacha le désaveu de son maître : Ismaïl s’en rapportait complètement à l’arbitrage de l’empereur des Français pour régler amiablement tous les litiges. Et Napoléon III avait accepté le rôle d’arbitre.

Assisté d’une commission de sénateurs, de députés et de conseillers d’Etat, l’Empereur étudia ces litiges et, le 6 juillet 1864, rendit sa sentence arbitrale : la Compagnie renoncerait à exiger du gouvernement égyptien tout contingent de travail leurs fellahs ; elle lui rétrocéderait 60 000 hectares qu’elle avait obtenus de lui sur les bords du Canal, n’en gardant plus que 23 000, plus son domaine du Ouàdy ; elle cessait d’être propriétaire du canal d’eau douce, mais en restait usufruitière jusqu’à la fin de sa concession ; en échange, le Khédive s’engageait à lui verser, par annuités, une somme de 84 millions.

Lesseps éprouva quelque regret à rétrocéder ces 60 000 hectares,