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V

A travers toutes ces difficultés et toutes ces polémiques, l’œuvre avançait. Le 2 février 1862, le canal d’eau douce, du Nil au lac Timsah, était terminé ; le 15 mai, on posait la première pierre de la Ville du Lac (Ismaïlia) ; le 18 novembre, les eaux de la Méditerranée faisaient leur entrée dans le Timsah.

Le 18 janvier 1863, mourait le khédive Mohammed-Saïd. Son successeur Ismaïl prononça une parole qu’il convient de relever, car elle avait un sens profond, presque prophétique : « Personne n’est plus canaliste que moi ; mais je veux que le Canal soit à l’Egypte, et non l’Egypte au Canal. » L’enchaînement des causes et des effets, ce que les Anciens eussent appelé la fatalité, devait être plus fort que la volonté d’un homme. Ismaïl verrait luire le jour où l’Egypte suivrait forcément les destinées du Canal et semblerait n’en être que la dépendance et l’accessoire.

Ismaïl n’avait pas l’énergie, la fermeté, la ténacité de son prédécesseur, ni sa franchise. Avec lui, les Anglais n’eurent que trop de facilités à continuer leurs menées. Ils trouvèrent moyen de séduire jusqu’à son ministre des Affaires étrangères, Nubar-Pacha. Quand celui-ci fut envoyé par son maître à Constantinople, il emportait deux séries d’instructions : les unes, qui lui étaient données par Ismaïl, mais dictées par les agens britanniques, avaient pour objet d’obtenir du Sultan qu’il réglât définitivement la situation de la Compagnie du Canal ; les autres, qui lui étaient confiées par ces mêmes agens, tendaient à solliciter auprès de la Porte la déchéance pure et simple de la Compagnie. Les instructions officielles étaient déjà bien assez rigoureuses pour celle-ci : Ismaïl remettait en question la charte du 5 janvier 1856. Il demandait ou était censé demander que le contingent de travailleurs fellahs fût réduit à 6 000 hommes ; que les dimensions fixées pour le Canal fussent révisées ; que les redevances payées au Khédive par la Compagnie fussent augmentées, tandis que les concessions territoriales primitivement accordées à celle-ci seraient énormément réduites. Si elle ne souscrivait pas, dans un délai de six mois, à ces conditions si dures, les travaux seraient interrompus, même par la force. Ces conditions firent le fond de l’ultimatum qui fut adressé à Lesseps par Fuad-Pacha, grand vizir de la Porte. En même temps les journaux anglais